Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 10.pdf/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
212 146.
[92v]


jourd’hui j’en mangerai avec vous à ce que mon pere m’a dit. Vous avez apparemment peur de rester empoisonné ? — Point du tout. Tout au contraire ; je desire que nous mourions ensemble.

Lia montra de ne pas m’entendre, et me laissa plein de desirs ; et determiné à faire vite. Je devois me rendre sûr d’elle dans le même jour, ou dire à son pere de ne plus l’envoyer dans ma chambre. La juive de Turin m’avoit instruit de la façon de penser des juives sur l’article de l’amour. Lia devoit être selon mon idée encore plus belle, et elle devoit être moins difficile, car la galanterie d’Ancone ne devoit ressembler en rien à celle de Turin. C’est ainsi que raisonne un roué, et souvent il se trompe.

On me donna un diné en gras tout à la juive, et Lia vint elle même avec le foye, et s’assit sans façon devant moi ; mais avec un fichu par dessus sa belle gorge. Le foye etoit exquis, et n’étant pas grand nous le mangeames tout, en y buvant par dessus du vin de scopolo que Lia trouva encore meilleur que le foye ; puis elle se leva pour s’en aller, et je m’y suis opposé : ce n’etoit qu’à la moitié du diner. Lia me dit qu’elle resteroit ; mais que son pere le trouveroit mauvais. J’ai dit à la servante de le prier de venir entendre un mot. J’ai dit à Mardoquée que l’appetit de sa fille redoubloit le mien, et qu’il me feroit plaisir s’il lui permettoit de manger avec moi toutes les foyis que nous aurions du foye d’oye. Il me repondit que precisement parcequ’elle me redoubloit l’appetit il n’y trouvoit pas son compte ; mais qu’elle y resteroit si je voulois payer double : c’est à dire un teston de plus. Cette conclusion me plut infiniment. Je lui ai dit que j’acceptois la condition, et je lui ai fait present d’un flacon de Scopolo que Lia lui garantit tres pur. Nous dinames donc ensemble, et la voyant egayée par le bon vin qui ayant la qualité diuretique à cause de son gout de gaudron fait merveilleusement l’effet que l’amour l’amour desire, je lui ai dit que ses yeux m’enflamoient, et qu’elle devoit me permettre de les baisers. Elle me repondit que