Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 10.pdf/186

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
147. 213
[93r]


son devoir lui defendoit de me donner cette permission. Point de baiser, point d’attouchement, me dit elle, mangeons, et buvons ensemble, et mon plaisir sera egal au votre. Voila tout. Je depens de mon pere, et je ne suis maitresse de rien — Faut il que je prie votre pere de vous permettre d’etre complaisante ? — Cela ne seroit pas honete, ce me semble, et il se pourroit que mon pere se trouvant insulté ne me laisseroit plus venir chez vous — Et s’il vous disoit que vous pouvez n’être pas scrupuleuse sur ces bagatelles ? — Je le mepriserois, et je poursuivrais à faire mon devoir.

Une explication si claire me fit voir qu’elle ne seroit pas facile, et que m’obstinant je pourrois m’embarquer, ne pas reussir, me repentir, et perdre de vue ma principale affaire qui m’obligeoit à ne faire dans Ancone qu’un tres court sejours. Je ne lui ai donc rien repondu, et trouvant excellentes au dessert les pates, et les compotes juives nous bumes du muscat de Chypre que Lia trouva superieur à toutes les liqueurs de ce monde.

La voyant transportée pour la boisson avec tant de force il me paroissoit impossible que Venus n’exerçat sur elle le meme empire que Baccus ; mais sa tête étoit forte ; le vin n’y montoit pas ; son sang s’enflamoit, et sa raison restoit libre. J’ai secondé sa gayeté, et après le caffé je lui ai pris la main pour la lui baiser, et elle ne voulut pas ; mais son refus fut d’une espece qu’il ne put pas me deplaire : elle me dit avec esprit que c’étoit trop pour l’honneur, et trop peu pour l’amour. Je me suis d’abord trouvé sûr qu’elle n’étoit novice en rien. J’ai transporté mon projet au lendemain, et j’ai averti que je soupois chez le consul de Venise. Il m’avoit dit qu’il ne dinoit pas ; mais que toutes les fois que j’irois souper avec lui je lui ferois un vrai plaisir.

Je suis rentré à minuit ; tout le monde dormoit la servante