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ou trop à faire, et que dans l’un ou l’autre de ces cas je devois prendre mon parti. J’ai rejeté avec dedain l’idée de mettre en œuvre une brutalité qui auroit pu la faire rire, ou la facher : cela m’auroit degradé dans le premier cas, et rendu plus amoureux en pure perte, et dans le second, la raison étant de son coté je l’aurois autorisée à faire des demarches qui m’auroient humilié, et deplus. Elle ne seroit plus venue me porter du chocolat, et je n’aurois pas pu m’en plaindre. J’ai decidé de tenir en frein mes yeux, et de ne lui plus tenir le moindre propos d’amour. Nous dinames fort gayement. On me seroit des coquillages que sa religion lui defendoit, je l’ai excitée à en manger, et je lui fis horreur ; mais la servante étant partie elle en mangea avec une volupté surprenante m’assurant que c’étoit pour la premiere fois de sa vie qu’elle goutoit de ce plaisir.

Cette fille, me disois-je, qui viole sa loi avec tant de facilité, qui aime le plaisir avec transport, qui ne me cache pas la volupté avec la quelle elle le savoure, pretend de me faire croire qu’elle est insensible à celui de l’amour, ou qu’elle peut le vaincre le traitant de bagatelle. Cela n’est pas possible. Elle ne m’aime pas, ou elle ne m’aime que pour se divertir me tenant toujours amoureux, et pour appaiser les inclinations de son temperament, elle a apparemment d’autres ressources.

J’ai pensé à l’avoir à souper, en comptant sur la force du vin da scopolo, et elle se dispensa en m’assurant que si elle mangeoit le soir elle ne pourroit pas dormir.

Elle vint me porter du chocolat, et la premiere nouveauté qui me frappe est que sa trop belle poitrine étoit couverte par un mouchoir blanc. Elle s’assit près de moi sur le lit, et je rejette l’idée battue, et rebatué de faire semblant de n’y pas faire attention. Je lui dis d’un air pitoyable qu’elle n’étoit venue avec sa gorge couverte que parcque je lui avois dit que je la voyois avec plaisir. Elle me repond d’un air nonchalant qu’elle n’y avoit pas pensé, et qu’elle n’avoit croisé un mouchoir que parcequ’elle n’avoit pas eu le tems de mettre son cors. Je lui dis en riant qu’elle avoit bien fait puis-