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pondu que je le servirois avec plaisir.

Lia se mit à table avec moi, comme si de rien n’étoit. Elle m’adressoit la parole dans son style accoutumé, elle me demandoit si je trouvois bon que je mangeois, et mes reponses courtes ne la demontoient pas, ni l’affectation avec la quelle je ne lui laissois jamais trouver mes yeux. Elle devoit croire que ce son maintien dût me paroitre force d’esprit, fermeté, noble confiance, tandis que cela ne me paroissoit qu’effronterie tres outrée. Je la hayssois parcequ’elle m’avoit trompé, et avoit osé me dire après qu’elle ne m’aimoit pas, et je la meprisois parcequ’elle croyoit que je devois l’estimer par la raison qu’elle ne rougissoit pas. Elle croyoit aussi peut etre que je devois l’estimer parcqu’elle m’avoit dit qu’elle me reconnoissoit pour incapable de reveler à son pere ce que j’avois vu. Elle ne concevoit pas que je ne devois lui tenir aucun compte de cette confiance.

Elle me dit en buvant du scopolo que j’en avois encore deux flacons, et deux bouteilles de muscat. Je lui ai repondu que je les lui laïssois en qualité d’excellentes pour augementer son feu dans ses debauches nocturnes. Elle repartit en souriant que j’avois joui gratis d’un spectacle qu’elle étoit sûre, que pour voir elle etoit sûre que j’aurois payé de l’or pour le voir et qu’elle en etoit si aise qu’elle me le procureroit encore, si je ne partois pas.

Cette reponse me fit venir envie de lui casser sur la figure la bouteille qui étoit devant moi. Je l’ai prise dans ma main de la façon qui expliquoit ce qu’une juste colere alloit me faire faire, et j’aurois comis cet honteux crime, si je n’eusse vu evidemment sur sa figure le puissant caractere d’une assurance que deffie. J’ai versé du vin dans mon verre tres gauchement comme si je n’avois pris la bouteille que pour cela ; mais quand on veut verser du vin