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on prend la bouteille, et on ne l’empoigne pas à main renversée. Lia s’en apperçut.

Je me suis levé, et je suis allé dans ma chambre n’en pouvant plus ; mais un quart d’heure après elle vint prendre du caffé avec moi. Cette constance tres insultante me paroissoit monstrueuse. Je me suis un peu calmé quand j’ai reflechi que de sa part ce proceder devoit venir d’un esprit de vengeance ; mais elle s’étoit assez vengée me disant qu’elle ne m’aimoit pas, et me le prouvant. Elle me dit qu’elle vouloit m’aider à faire mes paquets, et pour lors je l’ai priée de me laisser tranquille, la prenant par le bras, la conduisant à la porte, et m’enfermant.

Nous avions tous les deux raison. Lia m’avoit trompé, humilié, et meprisé. J’avois raison de l’abhorrer. Je l’avois decouverte pour hypocrite, fourbe, et impudique au supreme degré. Elle avoit raison de haïr mon existence, et elle auroit voulu que j’eusse comis sur elle quelque crime fait pour me faire repentir de l’avoir decouverte. Je ne me suis jamais vu dans un plus grand état de violence.

Vers le soir deux matelots vinrent prendre mon equipage, j’ai remercié mon hotesse, et j’ai dit tranquillement à Lia de mettre mon linge dans une toile cirée, et de consigner tout à son pere, qui m’avoit devancé pour mettre la caisse dans la péote. Il me donna la lettre, je l’ai embrassé, et remercié, et nous partimes d’abord par un vent frais, qui cessa deux heures après. Nous avions fait vingt milles. Après un quart d’heure de calme le vent se mit au couchant, et pour lors la petite barque qui étoit presque vide commença à sauter d’une façon si cruelle qu’elle me que m’ayant renversé l’estomac, et j’ai commencé à vomir. À minuit le vent devint etant devenu tout à fait contraire, et le maitre me dit que le meilleur parti qu’il