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Le lendemain matin le comte Louis Torriano vient me voir me remercie de mon exactitude se felicite sur le plaisir qu’il aura de m’avoir en sa compagnie à Spessa, et me dit qu’il étoit seulement faché que nous ne pourions partir que le surlendemain à cause qu’il étoit à la veille de la sentence qu’on devoit prononcer sur un procès qu’il avoit contre un vieux fermier fripon qui l’avoit servi, et qui étant son debiteur non seulement ne vouloit pas le payer, mais il formoit des pretentions. On devoit le lendemain plaider en dernier appel, et faire raison à celui qui l’avoit. J’ai dit au comte que j’irois entendre les avocats, et que ce seroit pour moi une partie de plaisir. Il s’en alla ; non seulement me demandant où je dinois ; mais sans me demander la moindre excuse s’il n’avoit pas pu me loger chez lui. Je pense qu’il se pouvoit que dans son systeme j’eusse tort d’avoir eté chez lui pour m’y loger ainsi de bout en blanc. Il m’avoit invité à la campagne. Je laisse passer tout cela. C’étoit peut etre par un sentiment de delicatesse qu’il ne m’avoit rien dit la dessus, car ayant si j’avois comis une faute, c’eut été à moi à lui en demander excuse.

Je dine tout seul. Je passe l’après diner à faire des visites ; je soupe chez le comte Torres, je parle du plaisir que j’aurois le lendemain entendant l’eloquence des avocats de Gorice ; et Torres me dit qu’il s’y se trouveroit aussi à ce jugement parcequ’il étoit curieux de voir quelle mine feroit Torriano si le paysan gagnoit. Je connois le procès, poursuivit il à me dire, et tout le monde sait que Torriano ne peut perdre à moins que le livre qu’il a presenté, et en vertu du quel le paysan paroit debiteur, ne soit faux. Le paysan à son tour ne peut perdre que les quitances du comte etant la plus grande partie fausses. Le paysan a deja perdu en premiere et seconde instance ; mais il a toujours appellé payant les frais, et notez qu’il est pauvre. S’il perd demain il est non seulement ruiné ; mais condamnable aux galeres ; mais s’il gagne l’epoque sera triste pour Torriano, car ce seroit lui qui pour lors meriteroit la galere avec son avocat qui l’a deja meritée plusieurs fois.