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Un domestique du comte vient me dire qu’il me prioit de monter dans sa chambre, où il desiroit de me parler. Je lui écris sur le champ en clair françois qu’après ce qui m’etoit arrivé entre nous il ne m’étoit plus permis de lui parler que hors de chez lui. Une minute après il entre me disant que si je ne voulois pas lui parler chez lui ; il venoit pour me parler chez moi ; et il ferme ma porte.

Il commence par me dire qu’en partant ainsi de chez lui je le deshonorois, et qu’il ne me laisseroit pas partir — Je suis curieux de voir comme vous vous y prendrez pour me l’empecher, car vous ne me persuaderez jamais à rester ainsi ici de bon gre — Je vous empecherai de partir seul, car l’honneur veut que nous partions ensemble — Je vous entens. Allez donc prendre votre epée, ou des pistolets, et nous partirons d’abord armés de pair. Dans ma voiture il y a place pour deux — C’est vous qui devez partir avec moi dans la mienne, après que nous aurons diné ensemble — Vous vous trompez bien fort. Je passerais pour fou allant diner avec vous après que notre vilaine aventure est connue de tout le village, et qu’elle sera demain la fable de toute la ville de Gorice — Je dinerai donc ici avec vous tête à tête, et on dira ce qu’on voudra. Nous partirons après diner. Renvoyez votre voiture, et empechez par là le scandale, car, je vous repete, vous ne partirez pas.

J’ai dû ceder. J’ai renvoyé la voiture, et le malheureux comte resta avec moi en biaisant jusqu’à midi pretendant me convaincre que tout le tort étoit de mon coté, car je n’avois pas le droit de l’empecher de battre une païsanne dans la rue qui au bout du compte ne m’appartenoit par aucun titre. Je lui ai demandé, en riant de la brutalité de son raisonnement, quel droit il croyoit d’avoir de battre dans la rue une personne libre, et comment il pouvoit pretendre que cette personne libre ne trouvat un defenseur dans quelqu’un dont elle pouvoit interesser le cœur, comme cela est arrivé ; et comment il avoit pu se figurer que j’aurois pu souffrir en patience qu’il tuat une fille dans le moment qu’elle venoit de sortir de mes bras, et par cette seule raison. Je lui ai demandé, si je n’aurois pas été un lache, ou un monstre comme