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Je fus surpris de la voir, et en même tems faché, car la voyant ne paroissant pas sur un retour je voyois qu’elle pouvoit encore encore jolie je prevoyois, qu’elle pourroit de nouveau me plaire, tandis que ne me trouvant pas en état de lui être utile je devois me garder de renouveller connoissance avec elle me tenir sur mes gardes. Ne croyant pas de pouvoir me dispenser de lui faire une visite, et tres curieux d’ailleurs de savoir son histoire j’ai paru devant elle le lendemain une heure avant midi.

Elle me recut avec un cri me disant qu’elle m’avoit vu dans le parterre, et qu’elle étoit sure que j’irois la voir. Elle me presenta d’abord son mari qui jouoit les roles de Scapin, et sa fille qui avoit l’age de neuf ans, et du talent pour la danse. Son histoire ne fut pas longue. Dans la même année que je l’avois vue à Avignon elle etoit allée à Turin avec son pere, et etant devenue amoureuse de l’homme qu’elle m’avoit presenté elle avoit quité ses parens pour devenir sa femme, et elle s’etoit faite comédienne comme lui. Elle savoit que son pere etoit mort, et elle ne savoit pas ce que sa mere etoit devenue. Elle me dit qu’elle vivoit fidele au devoir du mariage sans être ridicule sur l’article de ne pas desesperer par la rigueur quelqu’un qui se declareroit son amant, et qui vaudroit la peine d’être ecouté. À Trieste cependant elle m’assura qu’elle n’avoit personne, et que son seul plaisir etoit celui de donner un petit souper à des amis sans que la depense l’incomode, puisqu’elle gagnoit assez fesant une petite banque de Pharaon. C’etoit elle qui tailloit, et elle me pria d’etre quelque fois de sa partie. Je l’ai assurée en la quitant qu’elle me verroit le même jour après la comedie, et que puisque la banque etoit petite, le jeu à Trieste etant defendu je jouerois comme tous les autres à petit jeu.