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Emilie ; son trouble me fit de la peine : je lui ai demandé pardon en lui disant que ma main n’étoit pas digne d’etre baisée par elle ; mais malgrè mon excuse Armelline ne put pas s’empecher deux petites larmes de sortir de ses beaux yeux. J’en ai eu le plus grand chagrin. Armelline étoit une colombe point du tout que j’avois le plus grand tort a brutalisée faite pour être brusquée. Je pouvois renoncer à son amour, mais n’ayant pas le dessein ni de me faire craindre, ni de me faire haïr je devois la quiter tout à fait, ou m’y prendre tout autrement. Assuré pas les deux larmes que j’avois dû blesser au supreme degré sa delicatesse je me suis levé, et je suis descendu pour aller ordonner du vin de champagne.

Ètant remonté cinq à six minutes après j’ai vu qu’elle avoit pleuré d’importance, et qu’elle se mettroit à table dans une mauvaise assiette, et cela me desoloit. Je n’avois pas de tems à perdre ; je lui ai reiteré mes excuses, et je l’ai priée de retourner à se montrer riante à moins qu’elle ne voulut me donner la plus grande mortification. Emilie m’appuya, et je lui ai pris la main, je la lui ai baisé tendrement, et elle se rasserena. On vint ouvrir les cent huitres que remplirent quatre grand plats. L’etonnement de ces pauvres filles m’auroit beaucoup diverti si j’avois eu lieu d’etre content ; mais l’amour me desesperoit. Je languissois, et Armelline me prioit d’être comme j’étois dans le commencement de la connoissance que j’avois faite avec elle ; comme si l’humeur dependant de la volonté.

Nous nous mimes à table où j’ai apris à ces filles à manger des huitres en leur donnant l’exemple. Elles nageoient dans leur eau. Armelline après en avoir avalé cinq à six dit à Emilie qu’un morceau si delicat devroit être un peché ; Emilie repondit que ce ne devroit pas être un peché parceque le morceau étoit