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Je reflechissois à l’espece d’enchantement qui me forçoit à redevenir toujours amoureux d’un objet qui me paroissant nouveau m’inspiroit les mêmes desirs que m’avoit inspirés le dernier que j’avois aimé, et que je n’avois cessé d’aimer que lorsqu’il avoit cessé de m’en inspirer. Mais cet objet qui me paroissoit nouveau l’étoit il, effectivement dans l’essentiel ? Point du tout. ; car c’étoit toujours la même Je voyois qu’en m’avoit trompé, car on m’avoit donné la même piece, en l’affichant piece n’ayant, de nouveau que le titre. Mais en la parvenant à la posseder m’appercevois-jesous un nouveau titre. Mais jouissant de la piece, m’appercevois-je que c’étoit la meme que j’avois vu dont j’avois joui tant d’autres fois ? Me plaignois-je ? Me trouvois-je attrapé ? Point du tout. La raison en est que jouissant de la piece je tenois toujours les yeux fixés sur l’affiche, sur le charmant titre que lui donnoit la physionomie enchanteresse qui m’en m’avoit rendu amoureux. Mais si toute l’illusion vient donc du titre de la piece, ne vaudroit il pas mieux aller la voir sans avoir lu l’affiche ? Qu’importe savoir le nom d’un livre qu’on veut lire, d’un mets qu’on veut manger, d’une ville dont on veut parcourir toutes les beautés ?

Tout cela est à la lettre dans une ville, dans un mets, dans une comedie ; le nom n’y fait rien. Mais toute comparaison est un sophisme. L’homme, se distinguant de tous les autres animaux ne peut devenir amoureux d’une femme que par le vehicule de quelqu’un de ses sens, qui tous, le tact excepté, siegent dans la têtée. Par cette raison, s’il a des yeux, c’est la physionomie qui exerce sur lui tout le prestige de l’amour. Le plus beau corps d’une femme toute nue qui s’offriroit à sa vue, sa tete étant couverte pourroit l’exciter à la jouissance ; mais jamais à ce qu’on appelle l’amour, puisque si dans le moment ou il se livreroit à l’instinct, on lui decouvroit la tete maitresse de ce beau corps, qui auroit une de ces physionomies vraye-