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Page:Challaye - Le Japon illustré, 1915.djvu/69

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LA FEMME ET L’AMOUR

LA TERRASSE D’UNE MAISON DE THÉ SUR LE LAC SHINOBAZU, A UENO, TŌKYŌ.

son arrivée en ce monde. Selon M. G. Weulersse, « un Japonais vous dit encore fort bien : J’ai eu tant de garçons et tant de désappointements. » (Le Japon d’aujourd’hui, p. 281.) C’est qu’une fille ne peut rendre les honneurs dus, selon la tradition, aux ancêtres ; elle ne perpétue pas la famille ; elle est comme une étrangère au foyer paternel qu’elle doit nécessairement quitter pour entrer dans une autre famille ; mariée, elle sera considérée comme la fille de ses beaux-parents.

La Japonaise de situation sociale honorable ne peut rêver d’amour. Elle sait à l’avance qu’elle n’a pas le droit de choisir son mari, qu’elle épousera l’homme désigné par sa famille, quel qu’il soit. Souvent elle connaît à peine celui auquel elle doit donner toute sa vie. M. Ludovic Naudeau écrit : « La vie sentimentale, la vie galante n’existent pas au Japon. Le Japonais ne fait pas la cour à sa propre femme, parce qu’il la possède, ni à celle de son prochain, parce qu’il ne la voit pas, ni à la geishya, parce qu’il la paye. » (Le Japon moderne, p. 342.) Remarque piquante, mais, sous cette forme, un peu excessive : car l’amour (M. Ludovic Naudeau le remarque lui-même p. 344) joue un grand rôle dans la vie de certaines Japonaises, les danseuses-chanteuses (geishya) et les courtisanes. Et même dans les autres classes sociales il peut éclater à l’improviste. Mais il est en tout cas infiniment rare dans les ménages réguliers. Le mariage d’amour reste une exception, c’est comme une sorte de scandale.

La Japonaise « n’est pas l’amour de son époux : elle est simplement sa femme, c’est-à-dire la servante de ses parents et la génératrice de leur postérité. » (A. Bellessort, la Société japonaise, p. 317.) Elle doit obéissance entière à sa belle-mère avec laquelle elle vit. Elle doit accepter avec un sourire les coups que celle-ci peut lui donner de sa petite pipe, entre deux bouffées de tabac. Elle est la première des domestiques de son mari. « La plus haute dame du pays doit être la femme de peine de son époux ; elle doit courir lui chercher ce dont il a besoin suivant son bon plaisir ; elle doit se courber bien bas, humblement dans le vestibule, quand Monseigneur sort se promener ; elle doit le servir à table. » (Chamberlain, Things Japanese, 4e édition, p. 496.) Si, par extraordinaire, elle sort seule avec son mari et à pied, elle doit marcher un peu en arrière de lui, non sur le même rang.

« Quand il pleut, écrit M. G. Weulersse, qui, du mari ou de la femme, tient le lourd parapluie ? La femme, toujours, même si elle doit se dresser sur la pointe des pieds pour couvrir la tête de son seigneur. — En wagon, le mari se couche, occupe trois places, prend un oreiller, tire à lui toute la couverture ! La femme, confinée dans le petit espace qui reste, n’a pour poser sa tête que le bras relevé de la banquette sur lequel elle étend son mince foulard de soie blanc et rose. Elle ne dort pas d’ailleurs ; à tout instant, d’un air maternel autant qu’amoureux, elle veille et cajole son maître. — Lorsqu’en 1899, le Japon s’ouvrit tout grand aux voyageurs étrangers, le Jiji Shimpō publia cette caricature d’actualité. D’un côté une Japonaise portant sur le dos son enfant, sur le bras un énorme paquet ; son mari marche devant elle, les mains cachées dans l’ampleur de ses manches ; il ne porte rien… que sur sa figure une expression de suprême étonnement à la vue de deux étrangers qui s’avancent de l’autre côté du dessin. L’un est un bipède masculin, la gorge serrée par un grand faux col, et la tête écrasée sous un énorme chapeau-cloche : autour de son cou est pendu en bandoulière un gros sac ; sur son bras gauche est jetée toute une collection de couvertures, et de la main droite il porte avec difficulté une colossale valise. L’autre étranger est une femme ; sa taille est d’une géante : elle dépasse de la tête et des épaules son mari. Son nez aquilin surmonte une moustache plus que naissante et elle n’est chargée d’autre fardeau que d’un parasol-bijou. C’est ainsi que notre galanterie, ou pour mieux dire nos justes égards pour la femme, semblent ridicules aux Japonais. » (Le Japon d’aujourd’hui, pp. 289–290.)

La Japonaise, dans la famille, ne prend aucune décision par elle-même. Elle ne possède rien en propre. Elle n’est généralement pas mise au courant des affaires de son mari. Elle se mêle peu à la vie du dehors. Il lui serait tout à fait impossible de recevoir seule la visite des amis les plus intimes de son mari. — Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne reçoive pas les amis de son mari quand ceux-ci viennent le voir.

Le mari, sans compter les maîtresses qu’il peut entretenir au dehors, peut légalement avoir des concubines, au domicile conjugal, par exemple dans le cas où sa femme n’a pas d’enfant.

Dès que la femme a cessé de plaire à son mari ou à ses beaux-parents, elle peut être renvoyée. Le mari peut obtenir le divorce contre elle non seulement pour débauche, vol ou maladie contagieuse, et pour stérilité, mais même pour impolitesse à l’égard des beaux-parents, jalousie exagérée ou bavardage excessif. Il peut arriver que la femme déplaise à sa belle-mère parce qu’elle plaît trop à son mari, et soit, pour cette raison, répudiée. — « Un tiers des mariages finissent par le divorce. » (G. Weulersse, le Japon d’aujourd’hui, p. 290.) « Dans la classe populaire, 50 pour 100 des unions aboutissent à des divorces. » (L. Naudeau, le Japon moderne, p. 322.)

Le mari, après le divorce, a toujours le droit de garder ses enfants. Formidable moyen d’action sur la femme : « La malheureuse, menacée dans la chair de sa chair, préfère encore la souffrance à la rupture. » (A. Bellessort, la Société japonaise, p. 318.)