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Page:Challaye - Le Japon illustré, 1915.djvu/70

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LA JAPON

FEMMES DU PEUPLE.

Il y a lieu de remarquer que la grande majorité des Japonaises trouve tout naturels les usages précédemment mentionnés, et qu’elle les accepte sans protestation aucune. Il est même certain que beaucoup se trouvent heureuses dans cette vie de soumission quasi enfantine.

Il faut noter aussi que les femmes des paysans, des artisans, des petits commerçants ont une situation relativement supérieure à celle des femmes de classes plus élevées ; elles ont plus d’indépendance, elles participent davantage aux occupations du mari ; il peut même se faire, si elles sont plus capables que l’homme, qu’elles dirigent la maison.

Il convient enfin d’indiquer en passant, avant d’y revenir plus tard, la misérable situation des femmes employées dans les établissements créés au Japon par la grande industrie moderne.

Collection H. Vever.

UNE JEUNE MÈRE SE COIFFE ET DONNE LE SEIN A SON ENFANT DISTRAIT, PAR UTAMARO.

L’une des œuvres littéraires qui donne la plus exacte impression de la vie féminine dans les hautes classes et les classes moyennes, c’est une nouvelle de Lafcadio Hearn, Haru (Printemps).

« Haru avait été élevée presque exclusivement dans la maison de ses parents ; et cette éducation selon le mode ancien, qui cultivait la simplicité du cœur, la grâce naturelle des manières, l’obéissance et l’amour du devoir, — tels qu’on ne les rencontre guère qu’au Japon, — avait fait d’elle un des types de femme les plus exquis qui se puissent rêver. Le produit moral d’une éducation de ce genre avait quelque chose de trop soumis et de trop parfait pour une société différente de celle dont il était issu, — le vieux Japon — ; ce n’était pas là une préparation très judicieuse à la rude et âpre existence du monde moderne, auquel il survit encore.

« La jeune fille accomplie était, d’avance, préparée au rôle d’épouse, théoriquement à la merci de son seigneur et maître. On lui enseignait à ne laisser paraître jamais ni colère ni douleur ni jalousie, même en telles circonstances où l’expression est presque inévitable de ces trois sentiments réunis. Elle ne devait s’attendre à triompher des égarements de son mari que par sa seule douceur. On exigeait d’elle, en un mot, qu’elle se plaçât en dehors de l’humanité ; qu’elle réalisât, du moins dans les apparences extérieures, l’idéal du désintéressament absolu…

« Haru appartenait à une famille supérieure à celle de son mari, et son dévouement pour lui était excessif, car le jeune homme, en réalité, n’était point fait pour en saisir la délicatesse. Marié de bonne heure, et sans aucune fortune dans les premières années, le ménage avait prospéré graduellement, grâce à l’habileté commerciale de l’épouse. Parfois cependant, à mesure que le temps s’écoulait, il semblait à Haru qu’elle avait été, alors qu’elle était pauvre encore, plus vivement aimée qu’en ces jours présents… et le cœur d’une femme se trompe rarement en ces matières.

« Haru, après cinq ans de mariage, découvre que son mari se refroidit à son égard. Il reste poli, se garde d’employer une parole brutale. « Mais il est de lentes blessures, pires que les mots… telle sorte d’oubli ou d’indifférence qui fomente et attise la jalousie. J’ai dit que l’éducation de la femme japonaise la dressait à n’en jamais laisser soupçonner l’existence ; mais le sentiment remonte au delà de toute éducation, il est ancien comme l’amour et vivace comme lui. Sous son masque impénétrable, la Japonaise sait aimer comme ses sœurs européennes…

« Haru se rend compte que son mari la quitte de plus en plus souvent, passe loin d’elle toutes ses soirées, d’abord sous prétexte d’affaires, puis sans donner de raison, puis sans avertir de l’heure de son retour… On parle d’une geishya dont le sourire l’a ensorcelé… Chaque soir le voyait disparaître, et, sa conscience s’abaissant de jour en jour, ces absences se prolongèrent. On avait dit à Haru qu’une femme dévouée a le devoir de ne se point retirer ni reposer avant le retour de son seigneur. Comme elle ne songea point à s’y soustraire, elle tomba peu à peu dans un état de dépression nerveuse, puis de fièvre, — suite inévitable de la privation de sommeil et de la noire tristesse contre laquelle, délaissée, elle tentait vainement de réagir, après que, dans sa sollicitude, elle avait, à l’heure habituelle, congédié tous ses serviteurs. — Une seule fois, rentré plus tard encore, il avait songé à s’excuser :

« — Je suis peiné que tu aies cru devoir rester debout jusqu’à cette heure… il ne faut plus le faire désormais.

« Elle, dans la crainte qu’il n’eût vraiment pris quelque souci de sa personne, répondit souriante :

« — Je n’avais ni sommeil ni fatigue. Je te prie honorablement de ne pas t’inquiéter pour moi.

« Ainsi fit-il, satisfait de la prendre au mot et de saisir l’occasion de s’éloigner durant une nuit entière, puis deux, puis la suivante. Après ce troisième jour d’injurieux oubli, la matinée du lendemain s’écoula encore sans que Haru le vît revenir. Elle comprit alors que le moment était venu pour elle de parler, de parler comme son devoir d’épouse l’y contraignait…

« Midi vint… Assise sur le tatami, elle s’essayait aux expressions — les moins égoïstes possibles, — qu’elle allait être dans l’obligation de prononcer, — premières paroles de reproche qui fussent jamais sorties de ses lèvres. Tout à coup son cœur se prend à battre à bonds désordonnés, les choses s’obscurcissent devant ses yeux, flottent dans un tourbillon de vertige. C’est un bruit de roues annonçant l’arrivée d’un kuruma et la voix d’un serviteur s’écrie : « L’Honorable est de retour. »

« Elle fait effort pour aller à sa rencontre, son corps fragile tout frémissant de souffrance et de la terreur de trahir cette souffrance… Mais son mari, soudain, tressaille, stupéfait. Au lieu du doux sourire d’accueil accoutumé, elle porte en avant la main vers sa poitrine, le saisit par sa robe de soie, les yeux fixés sur lui comme pour y scruter l’arrière-fonds de son âme… elle veut parler… ne le peut… et de sa bouche s’échappe ce seul mot : « Anata (Tu)… »