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voulait me parler, et je ne pouvais plus l’éviter sans impolitesse. Je lui ôtai donc aussi mon chapeau et lui rendis son salut. Je restai la tête nue, en plein soleil, immobile comme si j’eusse pris racine sur le sol ; je le regardais fixement, avec une certaine crainte, et je ressemblais à l’oiseau que le regard du serpent a fasciné ; lui-même paraissait embarrassé ; il n’osait lever les yeux, et s’avançait en s’inclinant à différentes reprises. Enfin, il m’aborde et m’adresse ces paroles à voix basse, et du ton indécis qui aurait convenu à un pauvre honteux :

« Monsieur daignera-t-il excuser mon importunité, si, sans avoir l’honneur d’être connu de lui, j’ose me hasarder à l’aborder. J’aurais une humble prière à lui faire. Si Monsieur voulait me faire la grâce… — « Mais, au nom de Dieu, Monsieur, m’écriai-je en l’interrompant dans mon anxiété, que puis-je pour un homme qui… » Nous demeurâmes court tous les deux, et je crois que la rougeur nous monta également au visage.

Après un intervalle de silence, il reprit la parole : — « Pendant le peu de moments que j’ai joui du bonheur de me trouver près de vous, j’ai, à plusieurs reprises… Je vous demande mille excuses, Monsieur, si je prends la liberté de vous le dire, j’ai contemplé avec une admiration inexprimable l’ombre superbe que, sans aucune attention et avec un noble mépris, vous jetez à vos pieds… cette ombre même que voilà. Encore une fois, Monsieur, pardonnez à votre humble serviteur l’insigne témérité de sa