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gardaient avec circonspection à leurs pieds, porta par hasard ses regards sur moi ; je la vis tressaillir lorsqu’elle remarqua la malheureuse clarté qui m’environnait. L’effroi se peignit sur son beau visage ; elle le couvrit de son voile, baissa la tête, et poursuivit sa route sans ouvrir la bouche. Des larmes amères s’échappèrent alors de mes yeux, et, le cœur brisé, je me replongeai dans l’ombre. J’eus besoin de m’appuyer contre les murs pour soutenir ma démarche chancelante, et je regagnai lentement ma maison, où je rentrai tard.

Le sommeil n’approcha point, cette nuit, de ma paupière. Mon premier soin, dès que le jour parut, fut de faire chercher l’homme en habit gris. J’espérais, si je parvenais à le retrouver, que peut-être notre étrange marché pourrait lui sembler aussi onéreux qu’à moi-même ; j’appelai Bendel. Il était actif et intelligent ; je lui dépeignis exactement l’homme entre les mains duquel était un trésor sans lequel la vie ne pouvait plus être pour moi qu’un supplice. Je l’instruisis du temps et du lieu où je l’avais rencontré, et je lui dis encore que, pour des renseignements plus particuliers, il eût à s’informer curieusement d’une lunette d’approche, d’un riche tapis de Turquie, d’un pavillon magnifique, et enfin de trois superbes chevaux de selle noirs, objets dont l’histoire, que je ne lui racontai pas, se rattachait essentiellement à celle de l’homme mystérieux que personne n’avait semblé remarquer, et de qui l’apparition avait détruit le repos et le bonheur de ma vie.