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Page:Chamisso - L’homme qui a perdu son ombre, 1864.djvu/40

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semble aujourd’hui misérable et ridicule, et je m’effraie cependant de trouver ridicule et misérable ce qui alors, source d’émotions, gonflait ma poitrine et précipitait les mouvements de mon cœur. Je pleure, Mina, comme au jour où je te perdis. Je pleure d’avoir perdu mes douleurs et ton image. Suis-je donc devenu si vieux. Ô cruelle raison !… Seulement encore un battement de mon cœur ! un instant de ce songe ! un souvenir de mes illusions ! Mais non, je vogue solitaire sur le cours décroissant du fleuve des âges, et la coupe enchantée est tarie.

Bendel avait pris les devants pour me procurer un logement convenable à ma situation. L’or qu’il sema à pleines mains et l’ambiguïté de ses expressions sur l’homme de distinction qu’il servait (car je n’avais pas voulu qu’il me nommât) inspirèrent au bon peuple de cette petite ville une singulière idée. Dès que ma maison fut prête à me recevoir, Bendel vint me retrouver, et je continuai avec lui mon voyage.

La foule nous barra le chemin environ à une lieue de la ville, dans un endroit découvert. La voiture s’arrêta ; le son des cloches, le bruit du canon et celui d’une musique brillante et guerrière se firent entendre à la fois. Enfin, un vivat universel retentit dans les airs.

Alors une troupe de jeunes filles vêtues de blanc s’avança à la portière de la voiture ; la plupart étaient d’une grande beauté, mais l’une d’elles les éclipsait toutes, comme l’aurore fait