Aller au contenu

Page:Chamisso - L’homme qui a perdu son ombre, 1864.djvu/88

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 86 —

mes papiers ; vous l’avez vu. Mais pour votre ombre, Monsieur, tenez-vous-le pour dit, vous savez le prix que j’y mets. J’ai l’honneur de vous saluer. »

En ce moment d’anciens souvenirs se retracèrent inopinément à mon esprit. Je lui demandai avec vivacité : « Aviez-vous une signature de M. John ? » Il répondit en souriant : — « Avec un ami tel que lui, je n’avais pas besoin d’écriture. » — « Mais qu’est-il devenu ? Où est-il à cette heure, m’écriai-je ; au nom de Dieu, je veux le savoir ! »

Il mit en hésitant sa main droite dans sa poche, et en tira par les cheveux le fantôme pâle et défiguré de Thomas John, dont les lèvres livides s’entr’ouvrant avec peine laissèrent échapper ces mots : Justo judicio Dei judicatus sum ; justo judicio Dei condemnatus sum. Je suis jugé par un juste jugement de Dieu ; je suis condamné par un juste jugement de Dieu.

Saisi d’horreur, je jetai précipitamment la bourse que je tenais dans le gouffre, et m’écriai : — « Je t’en conjure, au nom de Dieu, misérable, éloigne-toi d’ici, et ne reparais jamais devant mes yeux. » Il se leva aussitôt, d’un air sombre et sinistre, et disparut parmi les rochers qui formaient l’enceinte de ce lieu sauvage.