Page:Charles Blanc-Grammaire des arts du dessin, (1889).djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
20
GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

la dessine sérieuse et fière. Raphaël l’a vue, lui aussi, et elle lui a paru belle, gracieuse et pure, harmonieuse dans ses mouvements, chaste, dans ses draperies. Mais si Léonard de Vinci l’a rencontrée, il aura découvert en elle une grâce plus intime, une suavité pénétrante ; il l’aura regardée à travers le voile d’un œil humide, et il la peindra délicatement enveloppée d’une gaze de demi-jour. Ainsi la même créature deviendra, sous le crayon de Michel-Ange, une Sibylle hautaine, sur la toile de Raphaël, une Vierge, et dans la peinture de Léonard, une femme adorable.

Il en est de même dans les diverses régions de l’art : chaque artiste imprime à ses imitations son caractère personnel. Le paysage varie à l’infini selon les mille nuances du sentiment et du tempérament individuels. Ce bocage qui paraît riant à Berghem, Ruisdael le trouve sombre et mélancolique ; Hobbéma n’en aime que le côté agreste ; il le voit avec les yeux et l’humeur d’un braconnier. Albert Cuyp ne regarde les heureux rivages de la Meuse qu’au doux soleil de quatre heures ; Vander Neer ne peint les villages de la Hollande qu’au clair de lune, voulant poétiser les chaumières par les lueurs et les mystères de la nuit. Nicolas Poussin agrandit la nature, comme s’il ne la trouvait pas encore assez grande pour son cœur ; sa pensée se promène, comme une muse sévère, dans cette campagne de Rome, qui lui représente tantôt l’Élisée des philosophes, tantôt la terre de Saturne ; le Guaspre la tourmente et y souille volontiers les orages ; Claude Lorrain la veut conforme à son génie, c’est-à-dire tranquille, solennelle et radieuse.

Mais, en dehors de ces divers styles, qui sont des nuances dans la manière de sentir et qui ont été consacrés par les grands maîtres, il y a quelque chose de général et d’absolu qu’on appelle le style. De même qu’un style est le cachet de tel ou tel homme, le style est l’empreinte de la pensée humaine sur la nature. Dans cette haute acception, il exprime l’ensemble des traditions que les maîtres nous ont transmises d’âge en âge, et, résumant toutes les manières classiques d’envisager la beauté, il signifie la beauté même. Il est le contraire de la réalité pure : il est l’idéal. Le peintre de style voit le grand côté, même des petites choses, l’imitateur réaliste voit le petit côté, même des grandes. Un ouvrage a du style lorsque les objets y sont représentés sous leur aspect typique, dans leur primitive essence, dégagés de tous les détails insignifiants, et par cela même simplifiés, agrandis. Une architecture n’a pas de style lorsqu’elle n’inspire aucun sentiment et n’éveille aucune pensée. Une peinture, une statue, manquent de style, lorsque, paraissant une imitation littérale et mécanique de la nature, elles ne trahissent aucune âme. Ainsi un paysage reproduit au moyen de l’appareil qu’on nomme chambre-claire ne saurait avoir aucun style, pas plus qu’une image réfléchie par le miroir. Une photographie est privée de style, bien que parfois on en reconnaisse l’au-