Page:Charles de Brosses - Lettres familières écrites d’Italie - ed Poulet-Malassis 1858.djvu/169

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temps, et l’on nous promet de nous faire voir une toute autre Venise ; mais je n’imagine pas que nous lui donnions la préférence sur nos affaires et sur nos amis. Ce carnaval commence dès le 5 octobre, et il y en a un autre petit de quinze jours à l’Ascension ; de sorte que l’on peut compter ici environ six mois, où qui que ce soit ne va autrement qu’en masque, prêtres ou autres, même le nonce et le gardien des Capucins. Ne pensez pas que je raille, c’est l’habit d’ordonnance ; et les curés seroient, dit-on, méconnus de leurs paroissiens, l’archevêque de son clergé, s’ils n’avoient le masque à la main ou sur le nez. Je regrette cette singularité, et encore plus les opéras et les spectacles du temps. Ce n’est pas que je manque de musique ; il n’y a presque point de soirée qu’il n’y ait académie quelque part ; le peuple court sur le canal l’entendre avec autant d’ardeur que si c’étoit pour la première fois. L’affolement de la nation pour cet art est inconcevable. Vivaldi s’est fait de mes amis intimes, pour me vendre des concertos bien chers. Il y a en partie réussi, et moi, à ce que je désirois, qui étoit de l’entendre et d’avoir souvent de bonnes récréations musicales : c’est un vecchio, qui a une furie de composition prodigieuse. Je l’ai ouï se faire fort de composer un concerto, avec toutes ses parties, plus promptement qu’un copiste ne le pourroit copier. J’ai trouvé, à mon grand étonnement, qu’il n’est pas aussi estimé qu’il le mérite en ce pays-ci, où tout est de mode, où l’on entend ses ouvrages depuis trop longtemps, et où la musique de l’année précédente n’est plus de recette. Le fameux Saxon[1] est aujourd’hui l’homme fêté. Je l’ai ouï chez lui aussi bien que la célèbre Faustina, sa femme qui chante d’un grand goût et d’une légèreté charmante ; mais ce n’est plus une voix neuve. C’est sans contredit la plus complaisante et la meilleure femme du monde, mais ce n’est pas la meilleure chanteuse.

La musique transcendante ici, est celle des hôpitaux. Il y en a quatre, tous composés de filles bâtardes ou orphelines, et de celles que leurs parents ne sont pas en état d’élever. Elles sont élevées aux dépens de l’État, et on les exerce uniquement à exceller dans la musique. Aussi

  1. Hasse (Jean-Adolphe), mort à Venise on 1783.