Page:Charles de Brosses - Lettres familières écrites d’Italie - ed Poulet-Malassis 1858.djvu/33

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où étoit autrefois l’évêché et où est encore le séminaire. Il y a là force roches sous l’eau ; la rapidité augmente, et la bise alloit toujours croissant. Malgré cela nos pilotes, gens extrêmes, sans doute, mirent deux voiles. Ce fut dans cet équipage que nous passâmes le pont Saint-Esprit. C’est une grande sornette que d’en faire peur aux gens ; on glisse là dessus comme sur un parquet et sans le moindre danger. Ce n’est pas sans raison que ce pont est cité ; il est de toute beauté pour la hauteur, la longueur, l’évasement des arches et la tournure légère des piles. Je le mesurai en tout sens. Il a onze cent dix-huit pieds de long sur quinze de large seulement. Les arches sous lesquelles je descendis ont trente-trois pas d’évasement. Il y en a dix-neuf grandes, sans compter les médiocres ni les petites. Chaque pile est vidée par le milieu par une espèce de porte cochère. On vient de raccommoder un côté d’une arche, qui a coûté dix mille livres. Le pavé du pont répond à la beauté du reste ; il est fait à chaux et à ciment. Les charrettes, même à vide, n’y passent que sur des traîneaux ; mais les chaises et les carrosses chargés y passent. Au bout du pont, du côté de la ville, est une bonne citadelle flanquée de quatre bastions fort bien revêtus, et entourés d’un fossé aussi revêtu. La ville est assez jolie. Je commençai à reconnaître la Provence, quand je vis le marché plein de citrons, à six sous la douzaine.

Le pays n’est pas laid au-delà et garni de belle verdure jusqu’à Caderousse, petite ville du Comtat, au duc de ce nom.

De l’autre côté est Roquemaure en Languedoc, château si grotesque et si ancien que je suis sûr qu’il a été bâti du reste des matériaux de la tour de Babel. Il y a là sur le Rhône force endroits plus dangereux que ceux que l’on cite. Mon coquin de pilote s’amusoit, dans un coin, à manger des asperges ; je n’ai jamais aimé les gourmands. Tout d’un coup j’entendis grand bruit ; j’étois dans un coin à traduire de l’italien, et, s’il vous plaît, je pensai me trouver moi-même traduit en l’autre monde. Nous allâmes donner contre des rochers, cric, crac : « Nous allons périr ! » Je me levai et je vis que rien n’étoit plus faux et que le danger que nous avions couru pour des asperges, étoit déjà passé. Voyez comme les grands événements ont souvent de petites causes ; encore si c’eût été