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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/224

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« Tu pourrois, repartit Cymodocée en larmes, me demander mon repos et ma vie : le bonheur de faire quelque chose pour toi me payeroit de tous mes sacrifices. Si je t’aimois seulement comme mon époux, rien encore ne me seroit impossible. Que dois-je donc faire à présent que ta religion m’apprend à t’aimer pour le ciel et pour Dieu même ! Je ne pleure pas sur moi, mais sur les chagrins de mon père et sur les dangers que tu vas courir. »

« Ô la plus belle des filles de la nouvelle Sion ! répondit Eudore, ne craignez point les périls qui peuvent menacer ma tête ; priez pour moi : Dieu exaucera les vœux d’une âme aussi pure. La mort même, ô Cymodocée ! n’est point un mal quand elle nous rencontre accompagnés de la vertu. D’ailleurs des destinées tranquilles et ignorées ne nous mettent point à l’abri de ses traits : elle nous surprend dans la couche de nos aïeux comme sur une terre étrangère. Voyez ces cigognes qui s’élèvent en ce moment des bords de l’Ilissus ; elles s’envolent tous les ans aux rives de Cyrène, elles reviennent tous les ans aux champs d’Érechthée ; mais combien de fois ont-elles retrouvé déserte la maison qu’elles avoient laissée florissante ! combien de fois ont-elles cherché en vain le toit même où elles avoient accoutumé de bâtir leurs nids ! »

« Pardonne, dit Cymodocée, pardonne ces frayeurs à une jeune fille élevée par des dieux moins sévères, et qui permettent les larmes aux amants près de se quitter ! »

À ces mots, Cymodocée, étouffant ses pleurs, se couvrit le visage de son voile. Eudore prit dans ses mains les mains de son épouse ; il les pressa chastement sur ses lèvres et sur son cœur.

« Cymodocée, dit-il, bonheur et gloire de ma vie, que la douleur ne vous fasse pas blasphémer une religion divine. Oubliez ces dieux qui ne vous offroient aucune ressource contre les tribulations du cœur. Fille d’Homère, mon Dieu est le Dieu des âmes tendres, l’ami de ceux qui pleurent, le consolateur des affligés ; c’est lui qui entend sous le buisson la voix du petit oiseau et qui mesure le vent pour la brebis tondue. Loin de vouloir vous priver de vos larmes, il les bénit ; il vous en tiendra compte quand il vous visitera à votre dernière heure, puisque vous les versez pour lui et pour votre époux. »

À ces dernières paroles, la voix d’Eudore s’altéra. Cymodocée se découvre le visage : elle aperçoit la noble figure du guerrier inondée des pleurs qui descendoient le long de ses joues brunies. La gravité de cette douleur chrétienne, ce combat de la religion et de la nature, donnoient au fils de Lasthénès une incomparable beauté. Par un mouvement involontaire, la fille de Démodocus alloit tomber aux genoux