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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/225

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d’Eudore ; il la retient entre ses bras, il la presse tendrement sur son cœur ; tous les deux demeurent ravis dans une sainte et douce extase : tels parurent sans doute, à l’entrée de la tente de Laban, Rachel et Jacob se disant un triste adieu : le fils d’Isaac étoit obligé de garder les troupeaux durant sept nouvelles années pour obtenir son épouse.

Démodocus sortit alors des bâtiments du temple ; oubliant qu’il avoit consenti au départ de sa fille, les chagrins de son cœur s’exhalent aussitôt en plaintes amères.

« Comment ! s’écrie-t-il, as-tu la barbarie d’arracher une fille à son père ? Du moins, si ma Cymodocée étoit ton épouse, si vous me laissiez l’un et l’autre un aimable enfant qui pût sourire à ma douleur et de ses mains innocentes se jouer avec mes cheveux blanchis !… Mais loin de loi, loin de moi, sous un ciel inhospitalier, errante sur une mer où des pirates barbares… Ah ! si ma fille alloit tomber entre leurs mains ! s’il lui falloit servir un maître cruel, préparer son repas et son lit ! Que la terre me cache dans son sein avant que j’éprouve un pareil malheur ! Les chrétiens ont-ils donc un cœur plus dur que les rochers ? Leur Dieu est-il donc inexorable ? »

Cymodocée avoit volé dans les bras de son père, et mêloit ses larmes à celles du vieillard. Eudore écoutoit les reproches de Démodocus avec une fermeté qui n’avoit rien de dur et une affliction qui n’avoit rien de foible.

« Mon père, répondit-il, permettez que je vous donne ce nom, car votre Cymodocée est déjà mon épouse aux yeux de l’Éternel ; je ne l’arrache point de force à vos embrassements, elle est libre de suivre ou de rejeter ma religion ; mon Dieu ne veut point obtenir les cœurs par contrainte : si cela doit vous coûter à tous deux trop de regrets et de pleurs, demeurez ensemble dans la Grèce. Puisse le ciel répandre sur vous ses faveurs ! Pour moi, j’accomplirai ma destinée. Mais, Démodocus, si votre fille m’aime, si vous croyez que je la puisse rendre heureuse, si vous craignez pour elle les persécutions d’Hiéroclès, supportez une séparation qui, je l’espère, ne sera point de longue durée, et qui met Cymodocée à l’abri des plus grands malheurs. Démodocus, Dieu dispose de nous comme il lui plaît : notre devoir est de nous soumettre à sa volonté suprême. »

« Ô mon fils ! repartit Démodocus, excuse ma douleur ; je le sens, je suis injuste : tu ne mérites pas les reproches que je te fais ; tu sauves, au contraire, ma Cymodocée des persécutions d’un impie ; tu la mets sous la protection d’une princesse magnanime ; tu lui apportes de grands biens et un nom illustre. Mais comment rester seul dans la Grèce ? Oh ! que ne suis-je libre de quitter les sacrifices que les peu-