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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/277

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mins qu’il avoit parcourus avec Cymodocée. À Corinthe, il prit la route, d’Olympie, mais il ne put supporter la joie et l’éclat des fêtes qu’on célébroit alors au bord de l’Alphée. Lorsque, après avoir franchi les montagnes de l’Élide, il aperçut les sommets de l’Ithome, il tomba sans mouvement entre les bras de ses esclaves. Bieutôt on le rappelle à la vie : bientôt, pâle et tremblant, il arrive au temple d’Homère. Déjà le seuil des portes étoit jonché de feuilles flétries ; l’herbe croissoit dans tous les sentiers : tant les pas de l’homme s’effacent promptement sur la terre ! Démodocus entre au sanctuaire de son aïeul ; la lampe étoit éteinte. On voyoit sur l’autel les cendres du dernier sacrifice que le père de Cymodocée avoit offert aux dieux pour sa fille. Démodocus se prosterne devant l’image du poëte.

« Ô toi, dit-il, qui es maintenant toute ma famille, chantre des douleurs de Priam, pleure aujourd’hui les maux du dernier rejeton de ta race ! »

En ce moment une des cordes de la lyre de Cymodocée se rompit, et rendit un son qui fit tressaillir le vieillard. Il relève la tête ; il aperçoit la lyre suspendue à l’autel.

« C’en est fait, s’écrie-t-il, ma fille va mourir ! les Parques m’annoncent son destin en brisant la corde de sa lyre. »

À ce cri les esclaves accourent au temple, et entraînent malgré lui Démodocus.

Chaque jour augmentoit ses ennuis ; mille souvenirs déchiraient son cœur. C’étoit ici qu’il instruisoit sa fille dans l’art des chants, c’étoit là qu’il se promenoit avec elle. Rien n’est cruel comme la vue des lieux que nous avons habités au temps du bonheur, lorsque nous avons perdu ce qui faisoit le charme de notre vie. Les citoyens de Messène furent touchés des chagrins de Démodocus : ils lui permirent d’interrompre des fonctions sacrées qu’il n’exerçoit qu’au milieu des larmes. Ses jours dépérissoient ; il marchoit à grands pas vers le tombeau ; les lettres de sa fille, égarées dans l’Orient, ne parvenoient point jusqu’à lui. La famille de Lasthénès ne pouvoit donner ses soins au vieillard : elle étoit persécutée, et la mère d’Eudore venoit de mourir. Que de victimes le prêtre d’Homère immole à des dieux sourds à sa voix ! Que d’hécatombes promises si Neptune ramène Cymodocée aux rives du Pamysus ! Le jour s’éteint, le jour renaît, et retrouve Démodocus main dans le sang, interrogeant les entrailles des taureaux et de génisses. Il s’adresse à tous les temples ; il va consulter des aruspices jusqu’au sommet du Ténare. Tantôt il revêt une robe de deuil et frappe aux portes d’airain du sanctuaire des Furies ; il présente aux fatales sœurs des dons expiatoires, comme si ses malheurs étoient des crimes.