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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/278

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Tantôt il se couronne de fleurs, il affecte un air riant avec des yeux baignés de larmes, afin de se rendre propice quelque divinité ennemie des pleurs. S’il est des rites depuis longtemps abandonnés, des cérémonies pratiquées aux siècles d’Inachus et de Nestor, Démodocus les renouvelle, il feuillette les livres sibyllins ; il ne prononce que des mois réputés heureux ; il s’abstient de certaines nourritures ; il évite la rencontre de certains objets ; il est attentif aux vents, aux oiseaux, aux nuages ; il n’est point assez d’oracles pour son amour paternel ! Ah, déplorable vieillard ! écoute les sons de cette trompette qui retentit au sommet de l’Ithome : ils t’apprendront la destinée de ta fille.

Le commandant de Messène parcouroit les campagnes avec une suite nombreuse, proclamant Galérius empereur, et publiant l’édit de persécution. Démodocus ne sait s’il a bien entendu ; il court à Messène : tout lui confirme son malheur. Un vaisseau venu d’Orient au port de Coronée raconte en même temps que la fille d’Homère, enlevée de Jérusalem, a été conduite à Hiéroclès. Que fera Démodocus ? L’excès de l’adversité lui donne des forces : il se décide à voler à Rome, à se jeter aux pieds de Galérius, à réclamer Cymodocée. Avant de quitter le temple du demi-dieu, il consacre au pied de la statue d’Homère une petite galère d’ivoire et un vase à recueillir des larmes : offrande et symbole de son inquiétude et de sa douleur ! Ensuite il vend ses pénates, la pourpre de son lit, le voile nuptial d’Épicharis, destiné à Cymodocée ; il emporte avec lui sa fortune entière pour racheter l’enfant de son amour. Soins inutiles ! Le ciel ne vouloit point céder sa conquête, et tous les trésors de la terre n’auroient pu payer la couronne de la nouvelle chrétienne.

Cymodocée n’appartenoit plus au monde. En recevant les eaux du baptême, elle alloit prendre son rang parmi les esprits célestes. Déjà elle avoit quitté la grotte de Bethléem avec Dorothée. Elle marchoit, au lever du jour, par des lieux âpres et stériles. Jérôme, vêtu comme saint Jean dans le désert, montroit le chemin à la catéchumène. Bientôt ils arrivent au dernier rang des montagnes de Judée qui bordent les eaux de la mer Morte et la vallée du Jourdain.

Deux hautes chaînes de montagnes, s’étendant du nord au midi, sans détours, sans sinuosités, s’offrent aux yeux des trois voyageurs. Du côté de la Judée, ces montagnes sont des monceaux de craie et de sable qui imitent la forme de faisceaux d’armes, de drapeaux ployés ou de tentes d’un camp assis au bord d’une plaine. Du côté de l’Arabie sont de noirs rochers perpendiculaires, qui versent à la mer Morte des torrents de soufre et de bitume. Le plus petit oiseau du ciel n’y trouveroit pas un brin d’herbe pour se nourrir ; tout y annonce la patrie