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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/279

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d’un peuple réprouvé ; tout semble y respirer l’horreur de l’inceste d’où sortirent Ammon et Moab.

La vallée comprise entre ces deux chaînes de montagnes présente un sol semblable au fond d’une mer depuis longtemps retirée : des plages de sel, une vase desséchée, des sables mouvants et comme sillonnés par les flots. Çà et là des arbustes chétifs croissent péniblement sur cette terre privée de vie : leurs feuilles sont couvertes du sel qui les a nourries, et leur écorce a le goût et l’odeur de la fumée ; au lieu de villages, on aperçoit les ruines de quelques tours. Au milieu de la vallée passe un fleuve décoloré : il se traîne à regret vers le lac empesté qui l’engloutit. On ne distingue point son cours au milieu de l’arène, mais il est bordé de saules et de roseaux où se cache l’Arabe qui attend la dépouille du voyageur et du pèlerin.

« Vous voyez, dit Jérôme à ses deux hôtes étonnés, des lieux fameux par les bénédictions et les malédictions du ciel : ce fleuve est le Jourdain ; ce lac est la mer Morte ; elle vous paroît brillante, mais les villes coupables qu’elle cache dans son sein ont empoisonné ses flots. Ses abîmes sont solitaires et sans aucun être vivant ; jamais vaisseau n’a pressé ses ondes ; ses grèves sont sans oiseaux, sans arbres, sans verdure ; son eau, d’une amertume affreuse, est si pesante que les vents les plus impétueux peuvent à peine la soulever. Ici le ciel est embrasé des feux qui consumèrent Gomorrhe. Cymodocée, ce ne sont pas là les rives du Pamysus et les vallons du Taygète. Vous êtes sur le chemin d’Hébron, dans les lieux où retentit la voix de Josué lorsqu’il arrêta le soleil. Vous foulez une terre encore fumante de la colère de Jéhovah, et que consolèrent ensuite les paroles miséricordieuses de Jésus-Christ. Jeune catéchumène, c’est par cette solitude sacrée que vous allez chercher celui que vous aimez ; les souvenirs de ce désert grand et triste se mêleront à votre amour pour le fortifier et le rendre plus grave : l’aspect de ces bords désolés est également propre à nourrir ou à éteindre les passions. Fille innocente, les vôtres sont légitimes, et vous n’êtes point obligée, comme Jérôme, de les étouffer sous des fardeaux de sable brûlant ! »

En parlant ainsi, ils descendoient dans la vallée du Jourdain. Cymodocée, tourmentée d’une soif dévorante, cueille sur un arbrisseau un fruit semblable à un citron doré, mais lorsqu’elle le porte à sa bouche, elle le trouve rempli d’une cendre amère et calcinée.

« C’est l’image des plaisirs du monde, » s’écrie le solitaire.

Et il continue son chemin en secouant la poussière de ses pieds.

Cependant les pèlerins s’avançoient vers un bois de tamarin et d’arbres de baume qui croissoient au milieu d’une arène blanche et