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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/289

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assez longue. Cymodocée n’ira point s’égarer loin du théâtre de sa victoire. Le jour de son triomphe est venu, et les décrets éternels appellent au lieu du combat la vierge prédestinée.

Par un signe au milieu de la nue, Emmanuel fait connoître à l’ange des mers la volonté du Très-Haut. Aussitôt le vent, qui jusque alors avoit été favorable au vaisseau de Cymodocée, expire : un calme profond règne dans les airs ; à peine des brises incertaines se lèvent tour à tour de divers côtés, rident la surface unie des flots et viennent agiter les voiles sans avoir la force de les soulever. Le soleil pâlit au milieu de son cours, et l’azur du ciel, traversé de bandes verdâtres, semble se décomposer dans une lumière louche et troublée. Des sillons plombés s’étendent sans fin dans une mer pesante et morte ; le pilote, levant les mains, s’écrie :

« Neptune ! que nous présagez-vous ? Si mon art n’est pas trompeur, jamais plus horrible tempête n’aura bouleversé les flots. »

À l’instant il ordonne d’abattre les voiles, et chacun se prépare au danger.

Les nuages s’amoncellent entre le midi et l’orient : leurs bataillons funèbres paroissent à l’horizon comme une noire armée, ou comme de lointains écueils. Le soleil descendant derrière ces nuages les perce d’un rayon livide, et découvre dans ces vapeurs entassées des profondeurs menaçantes. La nuit vient : d’épaisses ténèbres enveloppent le vaisseau ; le matelot ne peut distinguer le matelot tremblant auprès de lui.

Tout à coup un mouvement parti des régions de l’aurore annonce que Dieu vient d’ouvrir le trésor des orages. La barrière qui retenoit le tourbillon est brisée, et les quatre vents du ciel paroissent devant le dominateur des mers. Le vaisseau fuit et présente sa poupe bruyante au souffle impétueux de l’orient ; toute la nuit il sillonne les vagues étincelantes. Le jour renaît et ne verse de clarté que pour laisser voir la tempête : les flots se dérouloient avec uniformité. Sans les mâts et le corps de la galère, que le vent rencontroit dans sa course, on n’auroit entendu aucun bruit sur les eaux. Rien n’étoit plus menaçant que ce silence dans le tumulte, cet ordre dans le désordre. Comment se sauver d’une tempête qui semble avoir un but et des fureurs préméditées ?

Neuf jours entiers le navire est emporté vers l’occident avec une force irrésistible. La dixième nuit achevoit son tour lorsqu’on entrevit, à la lueur des éclairs, des côtes sombres qui sembloient d’une hauteur démesurée. Le naufrage parut inévitable. Le patron du vaisseau place chaque marin à son poste, et ordonne aux passagers de se retirer