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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/290

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au fond de la galère, ils obéissent, et ils entendent la fatale planche 50 refermer sur eux.

C’est dans ces moments que l’on apprend bien à connoître les hommes. Un esclave chantoit d’une voix forte ; une femme pleuroit en allaitant l’enfant qui bientôt n’auroit plus besoin du sein maternel ; un disciple de Zénon se lamentoit sur la perte de la vie. Pour Cymodocée, elle pleuroit son père et son époux, et prioit avec Dorothée celui qui sait nous retrouver jusque dans les flancs des monstres de l’abîme.

Une violente secousse entr’ouvre la galère, un torrent d’eau se précipite dans la retraite des passagers ; ils roulent pêle-mêle. Un cri étouffé sort de cet horrible chaos.

Une vague avoit enfoncé la poupe du navire : la fille d’Homère et Dorothée sont jetés au pied des degrés qui conduisoient sur le pont. Ils y montent à demi suffoqués. Quel spectacle ! Le vaisseau s’étoit échoué sur un banc de sable ; à deux traits d’arc de la proue, un rocher lisse et vert s’élevoit à pic au-dessus des flots. Quelques matelots, emportés par la lame, nageoient dispersés sur le gouffre immense ; les autres se tenoient accrochés aux cordages et aux ancres. Le pilote, une hache à la main, frappoit le mât du vaisseau, et le gouvernail, abandonné, alloit tournant et battant sur lui-même avec un bruit rauque.

Restoit une foible espérance : le flot, en s’engouffrant dans le détroit, pouvoit soulever la galère et la jeter de l’autre côté du banc de sable. Mais qui oseroit tenir le gouvernail dans un tel moment ? Un faux mouvement du pilote pouvoit donner la mort à deux cents personnes. Les mariniers, domptés par la crainte, n’insultoient plus les deux chrétiens ; ils reconnoissoient au contraire la puissance de leur Dieu, et les supplioient d’en obtenir leur délivrance. Cymodocée, oubliant leurs outrages et ses périls, se jette à genoux, et fait un vœu à la Mère du Sauveur. Dorothée saisit le timon abandonné ; les yeux tournés vers la poupe, la bouche entr’ouverte, il attend la lame qui va rouler sur le vaisseau ou la vie ou la mort. La lame se lève, elle approche, elle se brise : on entend le gouvernail tourner avec effort sur ses gonds rouillés ; l’écueil voisin semble changer de place, et l’on sent, avec une joie mêlée d’un doute affreux, le vaisseau soulevé et emporté rapidement. Un moment du plus terrible silence règne parmi les matelots. Tout à coup une voix demande la sonde : la sonde se précipite ; on étoit dans une eau profonde ! Un cri de joie s’élève jusqu’au ciel !

Étoile des mers, patronne des navigateurs, le salut de ces infortunés