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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/293

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servoit à traîner le vaisseau ; le vaisseau s’arrête, s’enfonce peu à peu et disparoît sous les flots.

C’étoit une de ces galères remplies de pauvres et de malheureux que Galérius faisoit noyer sur des côtes solitaires. Quelques-unes des victimes, dégagées de leur prison par les vagues, nagent vers la barque des soldats ; ceux-ci les repoussent avec leurs piques, et, joignant la raillerie à l’atrocité, ils les envoient souper chez Neptune. À ce spectacle, les matelots de la galère de Cymodocée s’enfuirent épouvantés le long des sirtes ; mais Dorothée et sa compagne ne peuvent vaincre dans leur cœur la charité, signe ineffaçable du chrétien. Ils appellent les infortunés qui luttent encore contre le trépas, ils leur tendent les mains ; ils parviennent à les sauver. Aussitôt les ministres de Galérius abordent au rivage ; ils entourent Dorothée et la fille de Démodocus.

« Qui êtes-vous, dit le centurion d’une voix menaçante, vous qui ne craignez point d’arracher à la mort les ennemis de l’empereur ? »

« Je suis Dorothée, répondit le chrétien, dont l’indignation trahit la prudence ; je remplis les devoirs imposés à l’homme. Ah ! il faut que Tarente ait conservé ses dieux irrités, pour avoir ainsi perdu tout sentiment de pitié et de justice ! »

Au nom de Dorothée, connu dans tout l’empire, le centurion n’ose porter la main sur un homme d’un rang aussi élevé ; mais il demande quelle est cette femme dont la pitié imprudente s’est rendue coupable en violant les édits.

« Elle est sans doute chrétienne ! s’écrie-t-il, frappé de son humanité et de sa modestie. Où allez-vous ? d’où venez-vous ? comment êtes-vous ici ? Savez-vous qu’on ne peut entrer en Italie sans un ordre particulier d’Hiéroclès ? »

Dorothée raconte son naufrage, et cherche à cacher le nom de sa compagne. Le centurion se transporte à la galère échouée.

Lorsque, menacée par les matelots, Cymodocée s’étoit vue au moment de perdre la vie, elle avoit écrit à son père et à son époux deux lettres d’adieux, remplies de douleur et de passion. Ces lettres, restées à bord, apprirent son nom aux soldats, et une croix trouvée sur son lit décela sa religion : ainsi Philomèle se trahit par des chants d’amour, qui la découvrent à l’oiseleur ; ainsi l’on reconnoît les épouses des rois à leur sceptre.

Le centurion dit à Dorothée :

« Je suis obligé de vous retenir sous ma garde avec cette Messénienne. Les ordres contre les chrétiens sont exécutés dans toute leur rigueur ; et si je vous laissais libre, je courrois risque de la vie. Je vais