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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/307

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étoit humain, pitoyable, accessible à l’or : on pénétroit aisément jusqu’aux martyrs ; mais Sævus, gardien du cachot de Cymodocée, étoit ennemi furieux des chrétiens, parce que Blanche, sa femme, qui étoit chrétienne, avoit en horreur ses débauches. Il n’avoit jamais voulu consentir que l’on parlât, même devant lui, à la fille d’Homère, et il repoussoit Démodocus par des outrages et des menaces.

Non loin de l’asile de douleur où gémissoit l’épouse d’Eudore s’élevoit un temple consacré par les Romains à la Miséricorde : la frise en étoit ornée de bas-reliefs de marbre de Carrare, représentant des sujets consacrés par l’histoire ou chantés par la Muse : on reconnoissoit cette pieuse fille qui nourrit son père dans la prison et devint la mère de celui dont elle avoit reçu la vie ; plus loin Manlius, après avoir immolé son fils, revenoit victorieux au Capitole ; les vieillards s’avançoient au-devant de lui, mais les jeunes Romains évitoient la rencontre du triomphateur. Ici, une brillante Vestale, faisant remonter sur le Tibre le vaisseau qui portoit l’image de Cybèle, entraînoit avec sa ceinture les destins de Rome et de Garthage ; là, Virgile, encore pasteur, étoit obligé d’abandonner les champs paternels ; là, dans la nuit fatale de son exil, Ovide recevoit les adieux de son épouse.

Les astres finissoient et recommençoient leur cours, et retrouvoient Démodocus assis dans la poussière sous le portique de ce temple. Un manteau sale et déchiré, une barbe négligée, des cheveux en désordre et souillés de cendres, annonçoient le chagrin du vénérable suppliant. Tantôt il embrassoit les pieds de la statue de la Miséricorde, en les arrosant de ses pleurs ; tantôt il imploroit la pitié du peuple ; quelquefois il chantoit sur la lyre pour tendre un piège aux passants, pour attirer par les accents du plaisir l’attention que les hommes craignent de donner aux larmes.

« Ô siècle d’airain ! s’écrioit-il, hommes haïs de Jupiter pour votre dureté ! quoi ! vous restez insensibles à la douleur d’un père ! Romains, vos ancêtres ont élevé des temples à la piété filiale, et mes cheveux blancs ne peuvent vous toucher ! Suis-je donc un parricide en horreur aux peuples et aux cités ? Ai-je mérité d’être dévoué aux Euménides ? Hélas ! je suis un prêtre des dieux ; j’ai été nourri sur les genoux d’Homère, au milieu du chœur sacré des Muses ! J’ai passé ma vie à implorer le ciel pour les hommes, et ils se montrent inexorables à mes prières ! Que demandé-je pourtant ? Qu’on me permette de voir ma fille, de partager ses fers, de mourir dans ses bras avant qu’elle me soit ravie. Romains, songez à l’âge si tendre de ma Cymodocée ! Ah ! j’étois le plus heureux des mortels que le soleil éclaire dans sa course ! Aujourd’hui quel esclave voudroit changer son sort contre le mien ?