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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/308

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Jupiter m’avoit donné un cœur hospitalier : de tous les hôtes que j’ai reçus à mes foyers et qui ont bu avec moi la coupe de la joie, en est-il un seul qui vienne partager ma douleur ! Insensé est le mortel qui croit sa prospérité constante ! La Fortune ne se repose nulle part. »

À ces mots, Démodocus, frappant ses mains avec désespoir, se roule sur la terre. Ses cris ne percent point les murs du cachot de sa fille. Les fidèles qui avoient précédé la nouvelle chrétienne dans ce lieu sanglant avoient tous donné leur vie pour Jésus-Christ. Cymodocée habitoit seule la prison. Fatigué des soins qu’il étoit obligé de rendre à l’orpheline, Sævus insultoit souvent à son malheur : ainsi, lorsque de grossiers villageois ont enlevé un aiglon sur la montagne, ils enferment dans une indigne cage l’héritier de l’empire des airs ; ils insultent par d’ignobles jeux et des traitements inhumains à la majesté tombée : ils frappent cette tête couronnée ; ils éteignent ces yeux qui auroient contemplé le soleil ; ils tourmentent en mille façons ce jeune roi qui n’a point d’ailes pour fuir ou de serres pour repousser les outrages.

Nourrie dans les riantes idées de la mythologie, environnée jusque alors des images les plus douces et les plus gracieuses, Cymodocée avoit à peine connu le nom de la tristesse et de l’adversité. Elle n’avoit point été formée à cette école chrétienne où dès le berceau l’homme apprend qu’il est né pour souffrir. Depuis quelque temps, soumise aux épreuves de la Providence, la fille d’Homère avoit changé de religion en changeant de fortune, et le christianisme étoit venu lui donner contre les afflictions de la vie des secours que ne lui offroit point le culte des faux dieux. Elle étudioit avec ardeur les livres saints qu’elle avoit trouvés dans sa prison, et qui avoient appartenu à quelque martyr ; mais, sans cesse obsédée par les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, elle ne pouvoit goûter encore parfaitement ces hautes consolations de la religion qui nous élèvent au-dessus des regrets et des misères humaines. Souvent, au milieu de sa lecture, sa tête tomboit sur la page sacrée, et la nouvelle chrétienne, saisie de douleur, redevenoit un moment la prêtresse des Muses. Elle se représentoit cette brillante lumière de la Messénie ; elle croyoit errer dans les bois d’Amphise ; elle revoyoit ces belles fêtes de la Grèce, ces chars roulant sous les ombrages de Némée, ces religieuses théories parcourant au son des flûtes les sommets de l’Ira ou la plaine de Sténiclare. Elle songeoit au bonheur dont elle jouissoit autrefois avec son père et au chagrin qui accabloit maintenant ce vieillard. « Où est-il ? que fait-il ? qui prend soin de son âge et de ses larmes ? Oh ! que les peines de Cymodocée sont légères auprès de celles qui doivent accabler son père et son époux ! »