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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/318

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Vous pouvez vous expliquer si vous avez quelque chose à me dire. »

« Je demeurai muet d’étonnement.

« Eh bien ! me dit Dioclétien, quelle affaire vous amène ici ? Avez-vous des graines rares à me donner, et voulez-vous que nous fassions des échanges ? »

« Je remis votre lettre au vieil empereur ; je lui peignis les malheurs des Romains et le désir que les chrétiens avoient de le revoir à la tête de l’État. À ces mots, Dioclétien, suspendant son travail, s’écria :

« Plût aux dieux que ceux qui vous envoient vissent, comme vous, les légumes que je cultive de mes propres mains à Salone : ils ne m’inviteroient pas à reprendre l’empire ! »

« Je lui fis observer qu’un autre jardinier avoit bien consenti à porter la couronne.

« Le jardinier sidonien, répliqua-t-il, n’étoit pas, comme moi, descendu du trône, et il fut tenté d’y monter : Alexandre n’auroit pas réussi auprès de moi. »

« Je ne pus en obtenir d’autre réponse. En vain je voulus insister.

« Rendez-moi un service, me dit-il brusquement : voilà un puits ; je suis vieux, vous êtes jeune, tirez-moi de l’eau, mes légumes en manquent. »

« À ces mots, Dioclétien me tourna le dos, et Dioclès reprit son arrosoir. »

Le messager se tut. Cyrille lui adressa la parole :

« Mon frère, vous ne sauriez nous apporter une meilleure nouvelle. Eudore, après votre départ, nous avoit instruits de l’objet de votre voyage : les évêques craignoient que vous n’eussiez réussi. Le martyre a éclairé le fils de Lasthénès ; il connoît maintenant ses devoirs : Galérius est notre souverain légitime. »

« Oui, dit Eudore repentant et humilié, je me reconnoîs justement puni pour un dessein criminel. »

Ainsi parloient ces martyrs brisés par les fers et les chevalets de Galérius : tel l’animal courageux qui lance les ours et les sangliers dans les brunes forêts de l’Achéloüs tombe, sans l’avoir mérité, dans la disgrâce du chasseur ; percé de l’épieu destiné aux bêtes farouches, le limier tourne sous le coup fatal, se débat sur la mousse ensanglantée ; mais, en expirant, il jette un regard soumis vers son maître, et semble lui reprocher de s’être privé d’un serviteur fidèle.

Cependant, au moment de quitter la terre, Eudore étoit tourmenté d’une tendre inquiétude. Malgré la ferveur de sa foi et l’exaltation de son âme, le martyr ne pouvoit songer sans frémir au destin de la fille d’Homère. Que deviendra cette victime ? Retombera-t-elle entre les