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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/326

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épaule ; il étoit monté sur un âne et soutenu par des Faunes et des Sylvains. Une Ménade portoit sa couronne de lierre, un Égypan sa tasse demi-pleine ; le bruyant cortège trébuchoit en marchant, et buvoit à Bacchus, à Vénus et à l’Injure. Trois chœurs chantoient alternativement :

« Chantons Évohé, redisons sans cesse : Évohé, Évohé !

« Fils de Sémélé, honneur de Thèbes au bouclier d’or, viens danser avec Flore, épouse de Zéphyre et reine des fleurs ! Descends parmi nous, ô consolateur d’Ariadne, toi qui parcours les sommets de l’Ismare, du Rhodope et du Cythéron ! Dieu de la joie, enfant de la fille de Cadmus, les nymphes de Nyssa t’élevèrent, par le secours des Muses, dans une caverne embaumée. À peine sorti de la cuisse de Jupiter, tu domptas les humains rebelles à ton culte. Tu te moquas des pirates de Tyrsène, qui t’enlevoient comme l’enfant d’un mortel. Tu fis couler un vin délicieux dans le noir vaisseau et tomber du haut des voiles les branches d’une vigne féconde ; un lierre chargé de ses fruits entoura le mât verdoyant ; des couronnes couvrirent les bancs des rameurs ; un lion parut à la poupe ; les matelots, changés en dauphins, s’élancèrent dans les vagues profondes. Tu riois, ô roi, Évohé !

« Chantons Evohé, redisons sans cesse : Évohé, Évohé !

« Nourrisson des Hyades et des Heures, élève des Muses et de Silène, toi qui as les yeux noirs des Grâces, les cheveux dorés d’Apollon et sa jeunesse immortelle, ô Bacchus, quitte les bords de l’Inde soumise, et viens régner sur l’Italie. On y recueille les vins de Falerne et de Cécube : deux fois l’année le fruit mûri pend à l’arbre et l’agneau à la mamelle de sa mère. On voit voler dans nos campagnes des chevaux ardents pour la course et paître le long du Clitumne les taureaux sans tache qui marchent au Capitule devant le triomphateur romain. Deux mers apportent à nos rivages les trésors du monde. L’airain, l’argent et l’or coulent en ruisseaux dans les entrailles de cette terre sacrée. Elle a donné naissance à des peuples fameux, à des héros plus fameux encore. Salut, terre féconde, terre de Saturne, mère des grands hommes ! Puisses-tu porter longtemps les trésors de Cérès et tressaillir au cri d’Évohé !

« Chantons Évohé, redisons sans cesse : Évohé, Évohé ! »

Hélas ! les hommes habitent la même terre, mais combien ils diffèrent entre eux ! Pourroit-on prendre pour des frères et des citoyens d’une même cité ces habitants, dont les uns passent les jours dans la joie et les autres dans les pleurs ; les heureux qui chantent un hymen et les infortunés qui célèbrent des funérailles ? Qu’il étoit touchant. dans le délire de Rome païenne, de voir les chrétiens offrir humble-