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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/335

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Tels étoient la liberté d’esprit, l’enjouement, les grâces de ces hommes, qui passoient leur dernière nuit sur la terre. Les jeunes et les vieux martyrs, animés du souffle de l’Esprit-Saint, répandoient tous les trésors des vertus et présentoient réunis et confondus les fruits les plus aimables de la sagesse : tels sont les champs fertiles de la Campanie ; le jeune froment est semé à l’ombre du vieux peuplier qui porte la vigne ; bientôt le chaume jaunissant monte pour chercher la grappe rougie qui descend à son tour vers les épis dorés ; un vent du ciel se glisse parmi les berceaux, agite les peupliers, les épis, les guirlandes de la vigne, et mêle les douces odeurs des moissons, des jardins et des bois.

Mais Dorothée, comme un courageux pasteur, s’est ouvert un chemin à travers la foule idolâtre. Sur le flanc du mont Esquilin s’élevoit une retraite qu’avoit habitée Virgile ; un laurier planté à la porte s’offroit à la vénération du peuple. Dorothée, aux jours de sa puissance, avoit acheté cette demeure pour l’embellir. C’est là qu’il vient cacher la fille d’Homère. Démodocus remplissoit déjà cet asile écarté du bruit de ses pleurs. Le vieillard étoit assis dans la poussière, sous un portique : il croit voir deux guerriers s’avancer à travers les ombres :

« Qui êtes-vous ? s’écrie-t-il d’une voix éclatante. Fantômes envoyés par les sanglantes Euménides, venez-vous m’entraîner dans la nuit du Tartare ? Êtes-vous des génies chrétiens qui m’annoncez la mort de ma fille ? Tombe le Christ et ses temples, tombe le Dieu qui attache à la croix ses adorateurs ! »

« Ce sont eux cependant qui te ramènent ta fille ! » dit Cymodocée en se jetant au cou de son père.

Le casque de la jeune martyre roule à terre, ses cheveux descendent sur ses épaules : le guerrier devient une vierge charmante. Démodocus perd l’usage de ses sens ; on s’empresse de le faire revenir à la vie ; on lui explique des mystères que dans sa joie il peut à peine comprendre. Cymodocée le soulage par des paroles et par des caresses :

« Ô mon père, je te retrouve enfin après une séparation cruelle ! Me voilà donc encore à tes pieds ! C’est moi, c’est ta Cymodocée, pour qui ta bouche apprit à prononcer le tendre nom de fille. Tu me reçus dans tes bras à ma naissance. Tu me comblas de tes caresses et de tes bénédictions. Que de fois suspendue à tes bras, que de fois j’ai promis de te rendre le plus heureux des mortels ! Et j’ai pu faire couler des larmes de tes yeux ! mon père ! est-ce toi que je presse sur mon sein ? Ah ! jouissons bien de ces moments d’un bonheur inespéré !