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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/336

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Tu le sais : le ciel est prompt à reprendre les dons qu’il nous fait. »

Alors Démodocus :

« Gloire de mes ancêtres, fille plus précieuse à mon cœur que la lumière qui éclaire les ombres heureuses dans l’Élysée, pourrois-je te raconter mes douleurs ! Comme je te cherchois aux lieux où je t’avois vue et autour de ces prisons qui te déroboient à mon amour ! Ah ! me disois-je, je ne préparerai point sa couche nuptiale ; je n’allumerai point la torche de son hyménée : je resterai seul sur la terre, où les dieux m’auront enlevé ma couronne et ma joie ! Lorsque je serrois ma fille dans mes bras aux rivages de l’Attique, je l’embrassois donc pour la dernière fois ? Quel doux regard elle attachoit sur moi ! comme elle me sourioit avec tendresse ! Étoit-ce là son dernier sourire ? traits chéris que j’ai retrouvés, ô front où se peignent la candeur et l’innocence, vous semblez faits pour le bonheur ! Quel plaisir de sentir palpiter ce cœur jeune et plein de vie sur ce cœur vieilli et épuisé par la douleur ! »

Tels sont les gémissements de Démodocus et de Cymodocée : Alcyon, qui bâtit son nid sur les vagues, fait entendre avec ses petits de douces plaintes dans le berceau flottant que la vaste mer doit bientôt engloutir. Dorothée fait apporter des flambeaux, et conduit le père et la fille dans une salle où l’on avoit préparé deux lits ; il se retire, et les laisse à leur tendresse. La nuit entière se fût écoulée dans des récits mutuels et de touchantes caresses si le prêtre des dieux, se jetant tout à coup aux pieds de Cymodocée, ne se fût écrié :

« Ô ma fille, mets un terme à mes craintes et à mes malheurs ! Abjure des autels qui t’exposent sans cesse à de nouvelles persécutions ; reviens au culte de ton père. Hiéroclès n’est plus à craindre. Celui qui devoit être ton époux… »

Cymodocée se précipite à son tour aux genoux du vieillard :

« Mon père à mes pieds ! s’écrie-t-elle en relevant Démodocus. Ah ! je n’ai pas la force de supporter cette épreuve. Ô mon père, épargnez une fille pleine de foiblesse, ne la séduisez pas ; laissez-lui le Dieu de son époux. Si vous saviez combien ce Dieu a augmenté pour vous mon respect et mon amour ! »

« Ce Dieu, dit Démodocus, a voulu me ravir ma fille ; il t’enlève ton époux ! »

« Non, dit Cymodocée, je ne perdrai point Eudore : il vivra toujours, sa gloire rejaillira sur moi. »

« Quoi ! reprit le prêtre d’Homère, tu ne perdras point Eudore descendu au tombeau ? »

« Il n’est point de tombeau pour lui, dit la vierge inspirée : on ne