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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/343

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« Compagnon, répondit Enclore en souriant, je marchois aussi vite que vous à l’ennemi ; mais aujourd’hui, vous le voyez, je suis blessé. »

On lui attacha sur la poitrine une feuille de papyrus, portant ces deux mots :

« Eudore chrétien. »

Le peuple le chargeoit d’opprobres.

« Où est maintenant son Dieu ? disoient-ils. Que lui a servi de préférer son culte à la vie ? Nous verrons s’il ressuscitera avec son Christ, ou si le Christ sera assez puissant pour l’arracher de nos mains. »

Et cette foule cruelle rendoit mille louanges à ses dieux, et elle se réjouissoit de la vengeance qu’elle tiroit des ennemis de leurs autels.

Le prince des ténèbres et ses anges, répandus sur la terre et dans les airs, s’enivroient d’orgueil et de joie ; ils se croyoient prêts à triompher de la croix, et la croix alloit les précipiter dans l’abîme. Ils excitoient les fureurs des païens contre le nouvel apôtre : on lui lançoit des pierres, on jetoit sous ses pieds blessés des débris de vases et des cailloux ; on le traitoit comme s’il eût été lui-même le Christ pour lequel ces infortunés avoient tant d’horreur. Il s’avançoit lentement du pied du Capitole à l’amphithéâtre, en suivant la voie Sacrée. Au temple de Jupiter Stator, aux Rostres, à l’arc de Titus, partout où se présentoit quelque simulacre des dieux, les hurlements de la foule redoubloient : on vouloit contraindre le martyr à s’incliner devant les idoles.

« Est-ce au vainqueur à saluer le vaincu ? disoit Eudore. Encore quelques instants, et vous jugerez de ma victoire. Ô Rome ! j’aperçois un prince qui met son diadème aux pieds de Jésus-Christ, Le temple des esprits des ténèbres est fermé, ses portes ne s’ouvriront plus, et des verrous d’airain en défendront l’entrée aux siècles à venir ! »

« Il nous prédit des malheurs, s’écrie le peuple : écrasons, déchirons cet impie. »

Les prétoriens peuvent à peine défendre le prophète martyr de la rage de ces idolâtres.

« Laissez-les faire, dit Eudore. C’est ainsi qu’ils ont souvent traité leurs empereurs ; mais vous ne serez point obligés d’employer la pointe de vos épées pour me forcer à lever la tête. »

On avoit brisé toutes les statues triomphales d’Eudore. Une seule étoit restée, et elle se trouva sur le passage du martyr ; un soldat ému de ce singulier hasard baissa son casque pour cacher l’attendrissement de son visage. Eudore l’aperçut, et lui dit :

« Ami, pourquoi pleurez-vous ma gloire ? C’est aujourd’hui que je triomphe ! Méritez les mêmes honneurs ! »