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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/348

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cette victime, et refusoit de l’admettre au lieu du sacrifice ; mais une des portes de l’arène, venant à s’ouvrir, laisse voir Eudore dans l’enceinte : Cymodocée s’élance comme une flèche légère, et va tomber dans les bras de son époux.

Cent mille spectateurs se lèvent sur les gradins de l’amphithéâtre et s’agitent on tumulte. On se penche en avant, on regarde dans l’arène, on se demande quelle est cette femme qui vient de se jeter dans les bras du chrétien. Ceux-ci disoient :

« C’est son épouse, c’est une chrétienne qui va mourir : elle porte la robe des condamnés. »

Ceux-là :

« C’est l’esclave d’Hiéroclès, nous la reconnoissons ; c’est cette Grecque qui s’est déclarée ennemie des dieux lorsque nous voulions la sauver. »

Quelques voix timides :

« Elle est si jeune et si belle ! »

Mais la multitude :

« Eh bien ! qu’elle soit livrée aux bêtes, avant de multiplier dans l’empire la race des impies ! »

L’horreur, le ravissement, une affreuse douleur, une joie inouïe, ôtoient la parole au martyr : il pressoit Cymodocée sur son cœur ; il auroit voulu la repousser ; il sentoit que chaque minute écoulée amenoit la fin d’une vie pour laquelle il eût donné un million de fois la sienne. À la fin il s’écrie, en versant des torrents de pleurs :

« Ô Cymodocée ! que venez-vous faire ici ? Dieu ! est-ce dans ce moment que je devois jamais vous voir ! Quel charme ou quel malheur vous a conduite sur ce champ de carnage ? Pourquoi venez-vous ébranler ma foi ? Comment pourrai-je vous voir mourir ? »

« Seigneur, dit Cymodocée avec des sanglots, pardonnez à votre servante. J’ai lu dans vos livres saints : « La femme quittera son père et sa mère pour s’attacher à son époux. » J’ai quitté mon père, je me suis dérobée à son amour pendant son sommeil : je viens demander votre grâce à Galérius ou partager votre mort. »

Cymodocée aperçoit le visage pâle d’Eudore, ses blessures couvertes d’un vain appareil : elle jette un cri, et, dans un saint transport, elle baise les pieds du martyr et les plaies sacrées de ses bras et de sa poitrine. Qui pourroit exprimer les sentiments d’Eudore lorsqu’il sent ces lèvres pures presser son corps défiguré ? Qui pourroit dire l’inconcevable charme de ces premières caresses d’une femme aimée ressenties à travers les plaies du martyre ? Tout à coup le ciel inspire le confesseur ; sa tête paroît rayonnante et son visage resplendissant