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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/351

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contraste avec la beauté, la vie, la jeunesse, exposées dans l’arène à la fureur des léopards !

Lorsque l’empereur parut, les spectateurs se levèrent et lui donnèrent le salut accoutumé. Eudore s’incline respectueusement devant César. Cymodocée s’avance sous le balcon pour demander à l’empereur la grâce d’Eudore et s’offrir elle-même en sacrifice. La foule tira Galérius de l’embarras de se montrer miséricordieux ou cruel : depuis longtemps elle attendoit le combat ; la soif du sang avoit redoublé à la vue des victimes. On crie de toutes parts :

« Les bêtes ! Qu’on lâche les bêtes ! Les impies aux bêtes ! »

Eudore veut parler au peuple en faveur de Cymodocée ; mille voix étouffent sa voix :

« Qu’on donne le signal ! Les bêtes ! Les chrétiens aux bêtes ! »

Le son de la trompette se fait entendre : c’est l’annonce de l’apparition des bêtes féroces. Le chef des rétiaires[1] traverse l’arène, et vient ouvrir la loge d’un tigre connu par sa férocité.

Alors s’élève entre Eudore et Cymodocée une contestation à jamais mémorable : chacun des deux époux vouloit mourir le dernier.

« Eudore, disoit Cymodocée, si vous n’étiez pas blessé, je vous demanderois à combattre la première ; mais à présent j’ai plus de force que vous, et je puis vous voir mourir. »

« Cymodocée, répondit Eudore, il y a plus longtemps que vous que je suis chrétien : je pourrai mieux supporter la douleur ; laissez-moi quitter la terre le dernier. »

En prononçant ces paroles, le martyr se dépouille de son manteau ; il en couvre Cymodocée, afin de mieux dérober aux yeux des spectateurs les charmes de la fille d’Homère, lorsqu’elle sera traînée sur l’arène par le tigre. Eudore craignoit qu’une mort aussi chaste ne fût souillée par l’ombre d’une pensée impure, même dans les autres. Peut-être aussi étoit-ce un dernier instinct de la nature, un mouvement de cette jalousie qui accompagne le véritable amour jusqu’au tombeau.

La trompette sonne pour la seconde fois.

On entend gémir la porte de fer de la caverne du tigre : le gladiateur qui l’avoit ouverte s’enfuit effrayé. Eudore place Cymodocée derrière lui. On le voyoit debout, uniquement attentif à la prière, les bras étendus en forme de croix, et les yeux levés vers le ciel.

La trompette sonne pour la troisième fois.

Les chaînes du tigre tombent, et l’animal furieux s’élance en rugis-

  1. Gladiateurs qui combattoient avec un filet.