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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/39

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nuit dans les bois ; il avoit envoyé des esclaves à Leuctres, à Phères, à Limné. L’absence du proconsul d’Achaïe ne suffisoit plus pour rassurer la tendresse paternelle : Démodocus craignoit à présent les violences d’Hiéroclès, bien que cet impie fût à Rome, et il n’entrevoyoit que des maux pour sa chère Cymodocée. Lorsqu’elle arriva avec sa nourrice, ce père malheureux étoit assis à terre près du foyer ; la tête couverte d’un pan de sa robe, il arrosoit les cendres de ses pleurs 51. À l’apparition subite de sa fille, il est prêt de mourir de joie. Cymodocée se jette dans ses bras ; et pendant quelques moments on n’entendit que des sanglots entrecoupés : tels sont les cris dont retentit le nid des oiseaux lorsque la mère apporte la nourriture à ses petits 52. Enfin, suspendant ses larmes :

« Ô mon enfant ! dit Démodocus, quel dieu t’a rendue à ton père ? Comment t’avois-je laissée aller seule au temple ? J’ai craint nos ennemis ; j’ai craint les satellites d’Hiéroclès, qui méprise les dieux et se rit des larmes des pères. Mais j’aurois traversé la mer ; je serois allé me jeter aux pieds de César ; je lui aurois dit : « Rends-moi ma Cymodocée ou ôte-moi la vie. » On auroit vu ton père racontant sa douleur au soleil 53, et te cherchant par toute la terre, comme Cérès lorsqu’elle redemandoit sa fille, que Pluton lui avoit ravie. La destinée d’un vieillard qui meurt sans enfants est digne de pitié 54. On s’éloigne de son corps, objet de la dérision de la jeunesse : « Ce vieillard, dit-on, étoit un impie, les dieux ont retranché sa race ; il n’a pas laissé de fils pour l’ensevelir. »

Alors Cymodocée, flattant son vieux père de ses belles mains et caressant sa barbe argentée :

« Mon père, chantre divin des immortels, nous nous sommes égarées dans les bois ; un jeune homme, ou plutôt un dieu, nous a ramenées ici. »

À ces mots, Démodocus se levant, et écartant sa fille de son sein :

« Quoi ! s’écria-t-il, un étranger t’a rendue à ton père, et tu ne l’as pas présenté à nos foyers, toi, prêtresse des Muses et fille d’Homère ! Que fût devenu ton divin aïeul si l’on n’eût pas mieux exercé envers lui les devoirs de l’hospitalité ? Que dira-t-on dans toute la Grèce ? Démodocus l’Homéride a fermé sa porte à un suppliant ! Ah ! je ne sentirois pas un chagrin plus mortel quand on cesseroit de m’appeler le père de Cymodocée 55 ! »

Euryméduse voyant le courroux de Démodocus, et voulant excuser Cymodocée :

« Démodocus, dit-elle, mon cher maître, garde-toi de condamner ta fille. Je te parlerai dans toute la sincérité de mon cœur. Si nous