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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/40

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n’avons pas invité l’étranger à suivre nos pas, c’est qu’il étoit jeune et beau comme un immortel, et nous avons craint les soupçons qui s’élèvent trop souvent dans le cœur des enfants de la terre 56. »

« Euryméduse, repartit Démodocus, quelles paroles sont échappées à tes lèvres 57 ! Jusqu’à présent tu n’avois pas paru manquer de sagesse, mais je vois qu’un dieu a troublé ta raison. Sache que je n’ouvre point mon cœur aux défiances injustes, et je ne hais rien tant que l’homme qui soupçonne toujours le cœur de l’homme. »

Cymodocée conçut alors le dessein d’apaiser Démodocus.

« Pontife sacré, lui dit-elle, calme, je t’en supplie, les transports de ta colère : la colère, comme la faim, est mère des mauvais conseils 58. Nous pouvons encore réparer ma faute. Le jeune homme m’a dit son nom. Tu connoîtras peut-être son antique race : il se nomme Eudore, il est fils de Lasthénès. »

La douce persuasion porta ces paroles adroites au fond du cœur de Démodocus : il embrassa tendrement Cymodocée.

« Ma fille, lui dit-il, ce n’est pas en vain que j’ai pris soin d’instruire ta jeunesse : il n’y a point de vierge de ton âge que tu ne surpasses par la solidité de ton esprit, et les Grâces seules sont plus habiles que toi à broder des voiles. Mais qui pourroit égaler les Grâces 59, surtout la plus jeune, la divine Pasithée ? Il est vrai, ma fille, je connois la race antique d’Eudore, fils de Lasthénès. Je ne le cède à personne dans la science de la généalogie des dieux et des hommes ; jadis même je n’aurois été vaincu que par Orphée, Linus, Homère, ou le vieillard d’Ascrée 60, car les hommes d’autrefois étoient très-supérieurs à ceux d’aujourd’hui. Lasthénès est un des principaux habitants de l’Arcadie. Il est issu du sang des dieux et des héros, puisqu’il descend du fleuve Alphée, et qu’il compte parmi ses aïeux le grand Philopœmen et Polybe aimé de Calliope, fille de Saturne et d’Astrée 61. Il a lui-même triomphé dans les jeux sanglants du dieu de la guerre ; il est chéri de nos princes ; on l’a vu revêtu des plus grandes charges de l’État et de l’armée. Demain, aussitôt que Dicé, Irène et Eunomie 62, aimables Heures, auront ouvert les portes du jour, nous monterons sur un char, et nous irons offrir des présents à Eudore, dont la renommée publie la sagesse et la valeur. »

En achevant ces mots, Démodocus, suivi de sa fille et d’Euryméduse, entra dans les bâtiments du temple, où brilloient l’ambre, l’airain et l’écaille de tortue. Un esclave, tenant une aiguière d’or et un bassin d’argent, verse une eau pure sur les mains du prêtre d’Homère 63. Démodocus prend une coupe, la purifie par la flamme, y mêle l’eau et le vin, et répand à terre la libation sacrée, afin