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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/578

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« En admettant votre sentiment, tout ce que j’avance se réduit à ceci : Voilà deux lyres, l’une antique, l’autre moderne. Vous prétendez que la première a de plus beaux sons que la seconde ; mais elle est brisée, cette lyre : il faut donc tirer de celle qui vous reste le meilleur parti possible. Or, je veux essayer de vous apprendre que cet instrument moderne, selon vous si borné, a des ressources que vous ne connoissez pas ; que vous pouvez y découvrir une harmonie nouvelle ; qu’il a des accents pathétiques et divins ; en un mot, qu’il peut, sous une main habile, remplacer la lyre antique, bien qu’il donne une suite d’accords d’une autre nature et qu’il soit monté sur un mode différent. »

Je le demande : cela n’est-il pas éminemment raisonnable ? Voilà pourtant tout ce que j’ai dit. Faut-il crier si haut ? Qu’y a-t-il dans ces principes de contraire aux sames traditions, au goût même de l’antiquité ? Ai-je le droit d’avancer qu’on peut trouver de grandes beautés dans le merveilleux chrétien, quand La Jérusalem délivrée, Le Paradis perdu et La Henriade existent ?

L’évidence de cette doctrine est telle, que si le critique le plus opposé à mes idées entreprenoit de faire demain une épopée sur un sujet françois, il seroit obligé d’employer le merveilleux qu’il proscrit. Si, par humeur, on s’écrie : « Eh bien ! n’ayons point d’épopée, puisqu’il faut se servir du merveilleux chrétien, » alors je n’ai plus rien à répliquer, et je conviendrai même que c’est être conséquent dans son opinion. Mais que penseroit-on d’un homme qui, regrettant un palais tombé en ruine, refuseroit de se bâtir un nouvel édifice parce qu’il seroit forcé d’employer un autre ordre d’architecture ? Un compatriote du Camoëns, du Tasse, de Milton, seroit bien surpris de me voir établir en forme une chose qui lui paroîtroit ne pas mériter la peine d’être prouvée. Nous avons quelquefois en France une horreur du bon sens très-singulière.

On feint de me regarder comme un homme entêté d’un système, qui le suit partout, qui le voit partout : pas un mot de cela. Je ne veux rien changer, rien innover en littérature ; j’adore les anciens ; je les regarde comme nos maîtres : j’adopte entièrement les principes posés par Aristote, Horace et Boileau ; L’Iliade me semble être le plus grand ouvrage de l’imagination des hommes, L’Odyssée me paroît attachante par les mœurs, L’Enéide inimitable par le style ; mais je dis que Le Paradis perdu est aussi une œuvre sublime, que La Jérusalem est un poëme enchanteur, et La Henriade un modèle de narration et d’élégance. Marchant de loin sur les pas des grands maîtres de l’épopée chrétienne, j’essaye de montrer que notre religion a des grâces, des