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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/579

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accents, des tableaux, qu’on n’a peut-être point encore assez développés : voilà toutes mes prétentions ; qu’on me juge.

Quant aux lecteurs véritablement pieux qui pourroient trouver que j’attache trop d’importance à prouver l’excellence du christianisme jusque dans les jeux frivoles de la poésie, je leur mettrai sous les yeux une très-belle réflexion de mon défenseur anonyme :

« Si les écrivains, dit-il, qui proscrivent le merveilleux chrétien eussent sérieusement réfléchi sur l’influence et les résultats de cette doctrine littéraire, il me semble que jamais ils n’auroient eu le courage d’adopter un principe dont les conséquences sont si importantes et si graves. En effet, soutenir une telle opinion, n’est-ce pas dire que le christianisme, en remplaçant les ridicules imaginations du polythéisme, a éteint pour jamais le feu sacré de la véritable poésie, et que la religion et la patrie, c’est-à-dire les deux choses les plus chères au cœur de l’homme, ne peuvent désormais être chantées par ceux auxquels est échue en partage l’espèce de talent qui donne le premier rang parmi les écrivains ? N’est-ce pas condamner à l’oubli les événements les plus marqués par l’action de la Providence, les exploits des héros et des guerriers, la gloire des législateurs, des bons princes, des bienfaiteurs des nations ? N’est-ce pas décider en quelque sorte que la poésie épique ne sauroit reparoître dans tout son éclat, qu’autant que, par l’abrutissement le plus déplorable, nous viendrions à retomber dans l’idolâtrie ? idolâtrie qui, par un effet bizarre, donneroit un nouvel essor au génie, en même temps qu’elle anéantiroit les plus pures lumières de la raison ? N’est-ce pas prétendre que si le christianisme eût existé au temps d’Homère et de Virgile, ces poëtes immortels n’auroient pu laisser à la postérité des monuments aussi beaux que ceux qu’ils nous ont transmis ? En un mot, n’est-ce pas dire que sans le paganisme il n’y eût jamais eu d’épopée, et qu’il falloit que l’univers fût ignorant et barbare pour que nous eussions un chef-d’œuvre ? »

Cette dialectique est pressante, et je ne sais pas ce que l’on pourroit répliquer.

Si l’on ne peut, contre les lumières de la raison, proscrire absolument le christianisme de l’épopée moderne, on l’attaque du moins dans ses détails.

« Le Dieu des chrétiens, s’écrie-t-on, prévoyant l’avenir, et le forçant pour ainsi dire à être, parce qu’il l’a prévu ; ce Dieu prononçant sans appel, sans retour, détruit l’intérêt de l’épopée : le lecteur sait tout au premier mot : il n’a plus rien à deviner. Le Jupiter d’Homère, au contraire, tantôt prenant parti pour les Troyens, tantôt pour les Grecs, lui-même soumis au destin, etc. »