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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/580

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Je conviens que le dénoûment est prévu dès l’exposition des Martyrs, mais c’est un reproche qu’il faut faire à toutes les épopées, ainsi qu’à plusieurs tragédies, entre autres aux chefs-d’œuvre de la scène[1]. Dès les premiers vers de L’Odyssée on apprend qu’Ulysse, après avoir renversé les murs de Troie, erre au gré de la fortune chez tous les peuples et sur toutes les mers ; un peu plus loin, Jupiter annonce le retour du héros dans sa patrie ; Minerve, sous la figure de Mentor, prédit ce retour à Télémaque. Au cinquième livre, Jupiter envoie Mercure déclarer au roi d’Ithaque qu’il doit quitter l’île de Calypso ; qu’il arrivera dans l’île de Schérie ; qu’il y sera reçu comme un dieu ; que les Phéaciens le combleront de présents, le reconduiront dans sa patrie, où il jouira du bonheur de revoir son palais et les champs de ses aïeux.

Dans L’Iliade, l’accomplissement de l’action est encore bien plus marqué. Jupiter dit, en toutes lettres, qu’Hector repoussera les Grecs tant que le fils de Pélée ne se montrera pas à la tête de l’armée, et que celui-ci ne prendra les armes que le jour où l’on combattra pour le corps de Patrocle auprès des vaisseaux. Homère a craint que cela ne fût pas encore assez clair : car Jupiter, répétant ailleurs la même déclaration, ajoute que Patrocle tuera Sarpédon ; que ce même Patrocle sera tué par Hector ; qu’Achille, à son tour, plongera sa lance dans le sein d’Hector, et qu’alors les Grecs renverseront les remparts d’Ilion. Voyez le huitième et le quinzième livre de L’Iliade.

Lamothe fait à ce sujet contre L’Iliade la même objection que l’on fait contre les Martyrs. Après le premier passage que j’ai cité, il prétend que tout intérêt est détruit dans L’Iliade. Or, ce passage se trouve au huitième livre du poëme ; de sorte que les seize derniers livres seroient sans aucun agrément. Cependant, ces seize derniers livres renferment la séduction de Jupiter par le moyen de la ceinture de Vénus, la mort de Patrocle, les funérailles de ce guerrier, la description du bouclier d’Achille, le combat des dieux, la mort d’Hector, la douleur d’Andromaque, et l’entrevue de Priam et d’Achille.

Dans L’Énéide, même inconvénient. Les sept premiers vers, en commençant le poëme par Arma virumque cano, apprennent aux lecteurs qu’Énée, longtemps poursuivi par la colère de Junon, abordera enfin en Italie, qu’il livrera de rudes combats pour établir ses dieux dans le Latium et pour y fonder la cité d’où sortira le peuple latin, les rois d’Albe et l’empire de la grande Rome. Jupiter apprend ensuite à Vénus l’histoire entière d’Énée et de ses descendants.

  1. Il y a des tragédies dont le titre seul annonce le dénoûment, telles que La Mort de César, La Mort de Pompée, etc.