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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/581

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La première strophe de La Jérusalem nous annonce que Godefroi délivrera le sépulcre de Jésus-Christ ; qu’en vain l’enfer s’armera contre lui, etc.

Milton déclare qu’il chante la désobéissance de l’homme et le fruit défendu qui fit entrer la mort dans le monde, etc.

Ainsi, que le Dieu des chrétiens prononce des arrêts irrévocables, que le Jupiter des païens change de passions ou de projets, il n’en est pas moins vrai que dans toute épopée la catastrophe est prévue d’avance. Est-ce un reproche que l’on doive faire à l’art ? Je ne le crois pas. Il eût été facile aux poètes de masquer leur but et de laisser les lecteurs dans l’incertitude ; mais je ne pense point que l’intérêt du poëme épique tienne à de petites surprises de romans, à des péripéties vulgaires. L’épopée tire cet intérêt du pathétique, de la richesse des tableaux, et surtout de la beauté du langage.

Disons quelque chose de plus : il n’est pas rigoureusement vrai que le Dieu de l’Écriture accomplisse toujours ses desseins ; saint Augustin reconnoît que Dieu change quelquefois ses conseils. La justice du Tout-Puissant, par rapport à l’homme, n’est souvent que comminatoire, la miséricorde éternelle marche avec l’éternelle justice.

Ce sont là les inconcevables mystères de la grâce, les profondeurs impénétrables de la charité divine : Dieu permet que les prières des hommes ébranlent ses immuables décrets. Abraham ose entrer en contestation avec le Seigneur sur la destruction des villes coupables ;

« Seigneur, dit-il, perdrez-vous le juste avec l’impie ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans cette ville : les ferez-vous aussi périr ?  ; >

« Si je trouve dans Sodome cinquante justes, dit le Seigneur, je pardonnerai à cause d’eux à toute la ville. »

La puissance éternelle, pour ainsi dire vaincue par la voix suppliante du patriarche, se réduisit à demander dix justes : ils n’y étoient pas ! Ninive fut condamnée ; Ninive fut sauvée par la pénitence. Magnifique privilége des larmes de l’homme, que pourroit-on vous préférer dans cette odieuse idolâtrie, où les pleurs couloient vainement sur des autels d’airain, où des divinités inexorables contemploient avec joie les inutiles malheurs dont elles accabloient les mortels ? Ne renonçons point à nos droits sur les décrets de la Providence : ces droits sont nos pleurs. Qui de nous est assuré de n’en jamais répandre ? Qui sait si ce Tout-Puissant, qu’on nous veut peindre inflexible, ne nous a pas pardonné nos excès criminels, par le mérite du sang et des larmes de quelques-unes de nos victimes ?

Vient ensuite l’objection contre les fonctions des anges. On s’est