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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/586

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même absurde de supposer qu’ils ne s’en entretinssent pas habituellement, les uns pour la propager ou la défendre, les autres pour la connoître et l’embrasser, ou très-souvent pour la combattre et en persécuter les sectateurs. Rien ne devoit donc être plus ordinaire que d’entendre parler dans une même conversation de Jésus-Christ et des divinités de l’empire, et de voir opposer Jupiter au vrai Dieu.

« Si on eût rappelé ces faits en rendant compte des Martyrs, si on eût dit aux lecteurs que les personnages qui figurent dans ce livre professent une religion différente, que chacun y parle conformément à sa croyance, et qu’ainsi, selon le changement d’interlocuteurs, on a tour à tour sous les yeux le langage d’un disciple de Jésus-Christ et celui d’un adorateur des idoles, on eût indiqué par ce moyen, de la manière la plus simple, ce qu’a fait M. de Chateaubriand. On n’eût vu en cela rien que de naturel, et l’on eût loué l’auteur d’avoir fidèlement suivi une marche qui lui étoit prescrite par le temps et le lieu de l’action ainsi que par le caractère de ses héros…

« On a feint constamment d’ignorer que ce n’est pas confondre deux objets que de les placer à côté l’un de l’autre, en les présentant avec les différences qui les distinguent ; et parce que dans la même page une fille d’Homère parle en prêtresse des Muses et un chrétien en chrétien, il ne lui en faut pas davantage pour assurer que Jéhovah et Jupiter sont confondus, et que l’un est rival de l’autre. Avec cette logique, on peut faire une imputation tout aussi grave à Corneille dans Polyeucte, à Voltaire dans Zaïre, et même à Racine dans Esther

« Le mélange du sacré et du profane est un grand scandale. — Dans ce poëme bizarre la religion devient une fable. »

« Ne s’imagineroit-on pas, d’après ce langage, que M. de Chateaubriand, à l’exemple de quelques poëtes des siècles passés, faisoit revivre les divinités du paganisme pour les associer au vrai Dieu et à ses anges ? Qui n’auroit cru que mettant les uns et les autres sur la même ligne, comme Sannazar ou comme le Camoëns, il leur prêtoit indistinctement les mêmes attributs et la même autorité, mettoit Jupiter, Mars, Bacchus, avec les saints, et plaçoit Pluton, Cerbère et les Centaures à côté de Satan[1] ?

« Heureusement ces sottises et ces fables n’existent que dans l’esprit de ceux qui s’en sont rapportés aux journaux. On ne voit dans Les Martyrs que l’action d’un Dieu unique, employant, conformément à la croyance chrétienne, le ministère des intelligences auxquelles il confie l’exécution de ses volontés. S’il y est question des faux dieux, ce n’est

  1. 1. Voyez le poëme de Partu Virginis, et La Lusiade.