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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/588

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m’accuser d’avoir confondu le profane et le sacré dans Les Martyrs : je ne vais pas si loin ; je crois à la science et à la candeur de certains critiques. À la vérité, ils ne se sont peut-être pas abaissés jusqu’à lire la Vie des Saints : leur génie est au-dessus d’une pareille étude ; mais si mon heureuse étoile leur avoit fait jeter un moment les yeux sur ces contes déplorables, ils auroient vu que je ne suis qu’un copiste fidèle.

On a généralement remarqué le moment où Démodocus, se jetant aux pieds de Cymodocée, la conjure de renoncer à Jésus-Christ : eh bien, le fond de cette scène est emprunté de l’entrevue de sainte Perpétue et de son père ! Il y a donc confusion de religion, mélange impie dans cette épreuve du martyre de Perpétue ? Le père de cette femme sainte étoit païen, car Perpétue observe qu’il étoit le seul de sa famille qui ne tirât aucun avantage de sa mort.

Un peu de cette bonne foi dont mes censeurs parlent tant, un peu de justice leur suffiroit pour convenir que ce qui fait l’objet de leur critique devroit être celui de leurs éloges. L’abondance, et, comme auroient dit les Latins, la félicité de mon sujet, tient précisément au choix de ce sujet, qui met à ma disposition, sans profanation et sans mélange, les beautés d’Homère et de la Bible, la peinture d’un monde vieillissant dans l’idolâtrie et d’un monde rajeuni dans le sein du christianisme. Quiconque eût pris comme moi le fond d’une épopée dans l’histoire de Constantin eût nécessairement montré comme moi la fable auprès de la vérité. Et ne voit-on pas dans La Jérusalem des mahométans et des chrétiens ? N’y a-t-il pas des mosquées où l’image de Marie est transportée par l’ordre d’un magicien ? A-t-on jamais fait au Tasse le reproche bizarre d’avoir confondu Jésus-Christ et Mahomet ? Non-seulement le Tasse a eu raison de représenter les deux religions ensemble, mais peut-être a-t-il eu tort de ne pas tirer plus de parti du Coran et des traditions de l’islamisme.

Cette objection, une fois résolue, fait disparoître une misérable chicane, suite naturelle de cette misérable objection :

« Vos personnages, dit-on, ne doivent pas s’entendre. »

Quel homme de bon sens ne voit pas que des hommes vivant sous le même empire, quoique professant différentes religions, ont de nécessité une connoissance générale de leurs cultes respectifs ? Au ive siècle Jésus-Christ n’étoit ignoré de personne, pas même de la plus vile populace, qui crioit sans cesse : « Les chrétiens aux bêtes ! » Souvent la moitié d’une famille étoit chrétienne et l’autre païenne, comme nous l’avons déjà montré par l’exemple de sainte Perpétue. Je demande si lorsque des païens et des chrétiens conversoient ensemble, et qu’ils venoient à nommer Jésus-Christ et Jupiter, je demande s’ils s’inter-