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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/589

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rompoient les uns les autres pour se dire : Qu’est-ce que Jésus-Christ ? qu’est-ce que Jupiter ? Quand les premiers apologistes portent la parole à des empereurs païens, à des juges païens, à tout un peuple idolâtre, ne s’énoncent-ils pas au nom de Jésus-Christ ? Il faut donc soutenir que Tertullien faisoit une chose absurde lorsqu’il discouroit sur la résurrection, sur l’incarnation et sur plusieurs autres mystères, en s’adressant aux gentils ? L’Apologie de Minucius Félix est un dialogue à la manière de Platon, dans lequel un philosophe, un païen et un chrétien s’entretiennent du culte des faux dieux et du culte du Dieu véritable. À l’époque de l’action des Martyrs, le Rédempteur du monde étoit si parfaitement connu, que l’on avoit égorgé neuf fois ses serviteurs. Franchement, s’il y a une objection raisonnable à faire, c’est plutôt contre l’ignorance où paroît être Cymodocée touchant l’existence des chrétiens. Les Turcs et les Grecs habitent aujourd’hui les mêmes villes. Quand un Turc s’écrie : « Mahomet ! Allah ! » et qu’un pauvre Grec lui répond : « Christos ! » le maître et l’esclave sont-ils si fort étonnés ? Je dis plus : non-seulement des peuples soumis à la même autorité, sans servir les mêmes autels, se comprennent par une suite de l’habitude, mais la nature apprend encore aux hommes à s’entendre à demi-mot en matière de religion.

Comme j’étois à Sparte, un chef de la loi me fit demander ce que j’étois venu faire en Grèce. L’interprète répondit par mon ordre que j’étois venu voir des ruines. Le Turc se mit à rire aux éclats : il me prit pour un fou ou pour un stupide. J’ajoutai que je ne faisois que passer, et que j’allois en pèlerinage à Jérusalem ; et le Turc de s’écrier en grec : « Kalo ! kalo ! bon ! bon ! » Il ne renouvela point ses questions, et parut complétement satisfait. Cet homme ne put concevoir que j’eusse quitté mon pays pour visiter des monuments peu éloignés de la France ; mais il comprit très-bien que j’abandonnasse mes foyers, que je traversasse la mer, que je m’exposasse aux poignards des Arabes pour aller prier sur un tombeau, et demander à mon Dieu le soulagement de mes peines ou la continuation de mon bonheur. Les peuples, ou tout à fait sauvages ou demi-barbares, chez lesquels j’ai voyagé, ne m’ont jamais paru attentifs qu’à deux choses : à mes armes et à ma religion. Si j’ôtois les pistolets de ma ceinture, ils s’en emparoient, les examinoient, les manioient, les retournoient en tous sens ; si je me mettois en prière, ils faisoient silence, paroissoient eux-mêmes se recueillir, et me regardoient avec une sorte de curiosité respectueuse. La religion est la défense de l’âme, comme les armes sont la défense du corps ; et l’homme lorsqu’il est encore près de la nature a le sentiment vif et répété de ces deux besoins.