Aller au contenu

Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/590

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Passons à un autre reproche. En affectant de louer mon talent. fort peu digne de louanges, on prétend tourner contre moi mes propres armes. On dit :

« Vous prouvez précisément le contraire de ce que vous voulez prouver ; vos tableaux empruntés de l’idolâtrie sont supérieurs à ceux que vous tirez de la vraie religion ; on est païen en vous lisant. »

S’il en étoit ainsi je répondrois : « Accusez le peintre et non le sujet du tableau. » Mais je soupçonne que les personnes qui m’attaquent de cette manière n’ont pas considéré la question sous son véritable point de vue.

Il ne s’agit pas de comparer dans Les Martyrs scène à scène et page à page : il s’agit de prononcer sur le résultat général. Il est évident que les deux cultes ont des beautés d’un genre très-différent : l’un est riant, l’autre est sévère ; l’un est gracieux et léger, l’autre est grave et dramatique. Les souvenirs de la mythologie, quelques phrases homériques, l’harmonie des noms, le prestige des lieux, peuvent dans certains livres des Martyrs faire une impression agréable sur l’esprit du lecteur : encore faudroit-il remarquer, pour être juste, que la peinture des mœurs de la famille chrétienne, le portrait de Marie dans le ciel, la cérémonie des fiançailles, la description du baptême de Cymodocée, ont paru sous les rapports riants n’avoir rien à craindre des tableaux opposés de l’idolâtrie. Mais, je le demande, en marchant vers la fin de l’ouvrage, l’avantage ne demeure-t-il pas tout entier au christianisme ? Qu’est-ce que Jupiter quand on est dans l’infortune ? Toutes les fois que l’homme souffre, il faut appeler Jésus-Christ. Est-ce le paganisme qui auroit pu m’offrir les scènes des prisons ? Ces vieux évêques abattus aux pieds d’un jeune homme désigné martyr, le banquet funèbre, la tentation, le mariage de Cymodocée et d’Eudore au milieu de l’amphithéâtre, appartiennent-ils à la religion de Mercure et de Vénus ? Démodocus pleure, souille ses cheveux de cendres, déchire ses vêtements, maudit les hommes et les dieux ; Eudore, qui perd aussi Cymodocée, une grande renommée, la fortune, la beauté, la jeunesse, l’espoir d’être un jour le premier homme de l’empire par la faveur d’un prince héritier des césars, Eudore expire dans les tourments, pardonnant à ses ennemis, et bénissant la main qui le frappe ; il meurt avec le courage d’un héros, ou plutôt d’un martyr. Quelle différence entre deux hommes ! Disons plutôt quelle différence entre deux religions !

Ainsi le paganisme peut, si l’on veut, s’associer au plaisir, mais il est inutile à la douleur ; le christianisme, également ami d’une joie modeste et favorable à la sérénité de l’âme, est surtout un baume