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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/591

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pour les plaies du cœur : le premier est une religion d’enfants, le second est une religion d’hommes. Ne méconnoissons pas les beautés de la dernière, parce qu’elle semble mieux convenir aux deuils qu’aux fêtes : les larmes ont aussi leur éloquence, et les yeux pleurent plus souvent que la bouche ne sourit.

Comparez donc ce que le christianisme a de consolant, de tendre, de sublime, de pathétique dans les peines, à ce que le paganisme a de brillant dans la prospérité : prononcez alors, et voyez si dans Les Martyrs le nombre des images riantes produites par les dieux du mensonge l’emporte sur le nombre des tableaux graves offerts par le Dieu de la vérité. Je ne le crois pas ; il me semble même, pour m’appuyer d’un exemple, que les chants de Bacchus au xxiiie livre (imité cependant des plus grands poëtes) sont petits au milieu de cette espèce de haute poésie qui naît de la raison, de la vertu et de la douleur chrétiennes.

Un critique, qui m’a traité d’ailleurs avec une rare politesse, prétend que les François ne s’accoutumeront jamais à l’emploi du merveilleux chrétien, parce que notre école n’a pas pris cette direction dans le siècle de Louis XIV. « Si Racine (c’est le raisonnement du critique), comme le Tasse en Italie, comme Milton en Angleterre, avoit écrit une épopée chrétienne, nous aurions été dès notre enfance accoutumés à voir agir les saints et les anges dans la poésie : cela nous paroîtroit aussi naturel qu’aux Anglois et aux Italiens. » Cet aperçu est très-délicat, très-ingénieux ; mais qu’un nouveau Racine paroisse, et j’ose assurer qu’il n’est pas trop tard pour avoir une épopée chrétienne : Polyeucte, Esther, Athalie et La Henriade même ne permettent pas d’en douter.

Ceux qui sont encore sous le joug des plaisanteries de Voltaire préféreront sans doute dans mon ouvrage le merveilleux païen au merveilleux du christianisme ; mais je m’adresse aux gens raisonnables : le merveilleux proprement dit est-il inférieur dans Les Martyrs aux autres parties de l’ouvrage ? Je puis me tromper, et dans ce cas ce ne sera qu’amour-propre d’auteur sans conséquence. Il me semble que la description du Purgatoire (aux erreurs près) a été reçue avec indulgence, comme un morceau pour lequel je n’ai eu aucun secours. Mes plus grands ennemis ont cité avec éloge plusieurs passages du livre de l’Enfer ; le livre du Ciel a essuyé des critiques ; mais certainement si j’ai jamais écrit quelques pages dignes d’être lues, il faut les chercher dans ce livre. Les discours des puissances incréées n’ont pas paru répondre à la majesté divine. Milton avant moi avoit-il mieux réussi ? Je m’étois contenté de faire de ces discours un morceau d’art, d’y