Aller au contenu

Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/601

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’Iliade, est encore un des acteurs de L’Odyssée. Si l’on veut juger cette question, que l’on considère combien peu de gens savent qu’il existe dans les poëmes d’Homère un personnage appelé Eumée. Ce personnage joue toutefois dans L’Odyssée un rôle aussi important que celui de Télémaque ; et quoique pasteur de troupeaux, Eumée est le descendant d’un roi. Si quelque poëte chantoit aujourd’hui le fidèle serviteur d’Ulysse, pourroit-on dire que ce poëte n’auroit pas créé son héros ? Et ce même Eumée, historique par l’autorité d’Homère, n’est-il point dans l’origine un personnage d’invention ? On rencontre dans l’histoire de l’enfance des peuples une foule de noms que la mémoire laisse échapper. L’auteur qui s’en empare pour les placer sur la scène épique, et qui les fait passer de l’oubli à la gloire, en doit être regardé comme le véritable créateur. Si le pieux Énée ne se trouvoit pas dans L’Iliade, et surtout dans L’Énéide, beaucoup de lecteurs se souviendroient-ils de l’avoir entrevu dans Tite-Live et dans Denys d’Halicarnasse ?

On convient que des noms trop éclatants, trop historiquement connus, ne sont pas favorables à l’épopée. Que gagne-t-on alors à ne pas inventer ses héros ?

Addison et Louis Racine ont fort bien démontré, au sujet du Paradis perdu, que c’est l’action, et non pas le héros, qui fait l’épopée. Homère chante la colère d’Achille ; il ne chante pas Achille, cela est vrai : que si vous ôtiez de L’Iliade le nom d’Achille, et que vous donniez à la colère d’un autre Grec l’influence que celle du fils de Pélée a sur les événements du siége de Troie, le poëme existe encore avec tout son intérêt et toutes ses beautés. Le héros est donc en soi-même peu de chose dans l’épopée, pourvu que l’action soit grande et intéressante. Et de quelle complaisance Aristote n’use-t-il pas alors envers les poëtes, puisqu’il leur permet d’inventer même leur action !

Je soumets ces doutes à l’excellent critique dont j’ose me permettre de combattre l’opinion. Je me suis appuyé 1o de l’autorité d’Aristote, qui permet d’inventer les personnages et le sujet ; j’ai fait voir 2o que les personnages épiques doivent être regardés presque tous comme des créations du poëte ; je vais ajouter l’autorité d’un grand exemple : le Renaud du Tasse est un personnage d’invention.

On trouve dans les historiens des croisades six Godefridi, neuf Gaudefridi, quatorze Baudouin, un Tancrède, vingt-deux Roger, sept Raimond, une foule de Robert, de Gautier, de Richard et de Guillaume ; cinq Renaud écrits Rainaldi, un écrit Reinoldus, un autre Rainoldus, et trois écrits Reinauldi.

Ces chevaliers et comtes du nom de Renaud sont répandus dans les historiens des croisades, l’Anonyme donné par Camden, Robert