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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/602

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Moine, Baldric, Raimond d’Agiles, Fulcher, Gautier, Guibert et Guillaume de Tyr. De tous les Renaud qui se montrent à diverses époques, dans les différentes croisades, aucun ne paroît avoir été de la maison d’Este. Il faudroit surtout chercher le Renaud du Tasse au temps de l’entreprise de Pierre l’Ermite. Or, on ne rencontre dans l’Anonyme le Camden, Robert Moine et Baldric, historiens de cette première croisade, qu’un seul Renaud : ce Renaud trahit les croisés, se fit mahométan, et ne semble pas avoir porté un grand nom. Besoldo, dans son histoire de Regibus Hierosolymorum, garde le même silence. Quand, en fouillant les vieilles chroniques et les titres des grandes maisons d’Italie, on découvriroit qu’un Renaud de la maison d’Este accompagna Godefroi de Bouillon à Jérusalem, de bonne foi seroit-ce un personnage historique ? Dans ce cas, il y a tel gentilhomme breton ou périgourdin qui pourroit figurer dans l’épopée. Le nom du comte de Saint-Gilles est certainement beaucoup plus connu dans la première croisade que la plupart des noms que j’ai cités, parce qu’il se lit à la fois dans Anne Comnène et dans les chroniqueurs latins ; et pourtant combien y a-t-il de lecteurs qui aient entendu parler du comte de Saint-Gilles ?

Ainsi ce fameux Renaud d’Este est sorti tout entier du cerveau du poëte, puisque son nom n’est pas même dans les récits du temps. Quant à Soliman, son rival de gloire, on trouve un Soliman, fils d’un soudan de Nicée, qui battit le renégat Renaud ; mais c’est tout, et le reste du caractère est formé d’après celui de Saladin. Et Argant, Clorinde, Herminie, sont-ils des noms historiques ? Et Armide, qu’en dirons-nous ? Ce n’est point un personnage épisodique, car si on le retranche du poëme, le poëme n’existe plus. Armide cause l’absence de Renaud, et l’absence de Renaud établit l’action de La Jérusalem, comme le repos d’Achille donne naissance à L’Iliade. Ainsi, le premier héros du Tasse est d’invention[1] ; la plupart des caractères inférieurs sont d’invention ; et Armide, sur qui roule la machine poétique, doit également sa naissance aux muses. Observons que le roi de Jérusalem, Aladin, est encore un enfant du poëte. Le père Maimbourg avoit remarqué avant moi les imaginations du Tasse : « Le fameux bois enchanté, dit-il, Ismen, Clorinde, Renaud, Armide, et cent autres pareilles choses de l’invention du Tasse ne sont que d’agréables visions d’un poëte qui prend plaisir, pour en donner aux autres, à

  1. Le critique à qui je m’adresse ici a trop de candeur pour m’objecter que c’est Godefroi qui est le premier héros de La Jérusalem. Je sais bien que le Tasse chante il gran Capitano, mais c’est à Renaud que le sort de Jérusalem est attaché, commę celui de Troie au fils de Pélée.