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Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 4.djvu/603

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faire de nouvelles créatures, qui ne furent jamais. » (Hist. des Crois., liv. III.)

Muratori et Gibbon conviennent aussi que le Tasse a inventé son héros.

Si je passe de ces autorités à mon sujet, on va voir que tout me faisoit une loi d’inventer mon principal personnage.

Le caractère grave, froid et tranquille de Constantin est précisément l’opposé du caractère épique. Qui pourroit se représenter le père temporel du concile de Nicée livré à ces aventures de guerre et d’amour qu’amène le développement d’une épopée ? La vie de ce prince est d’ailleurs trop connue, et malheureusement un crime pèse sur elle. Le poëme héroïque exige des passions, mais il rejette les crimes : noble dédain des muses, qui n’accordent leur plus beau chant qu’à la vertu.

Je voulois en outre peindre les mœurs homériques et les scènes tranquilles de L’Odyssée au milieu des scènes sanglantes d’une persécution. Comment sans absurdité conduire Constantin sous le toit de Démodocus ? Comment produire des rivalités, des jalousies ? Aurois-je jeté tout cela dans les épisodes ? Dans ce cas l’unité d’action étoit détruite. J’avois pour but de retracer la persécution des fidèles sous Dioclétien. Où l’aurois-je placée, cette persécution ? Constantin, trop jeune alors, n’y joua aucun rôle. Si l’on dit que j’aurois pu mettre le massacre des chrétiens sur l’avant-scène, en le comprenant dans le récit, mon sujet n’auroit donc pas été la dernière persécution de l’Église ? Et c’est pourtant le sujet que je me proposois de traiter. On pouvoit trouver autre chose dans la vie de Constantin. Sans doute il y a mille plans, qui tous peuvent être meilleurs que le mien ; mais enfin c’est sur le mien qu’il faut me juger. Combien de fois n’a-t-on pas refait L’Énéide et La Henriade !

Il demeure à peu près certain que Constantin, pour des raisons tirées de son caractère et de la nature du sujet, ne pouvoit pas être mon héros. Qui donc aurois-je choisi à cette époque ? Un martyr connu ? C’est ici que les jeux de l’imagination sont impérieusement interdits ; c’est ici qu’on auroit crié avec raison au sacrilége. Un confesseur de la foi devenu l’objet d’un culte sacré a ses traditions immuables, dont on ne peut s’écarter sans impiété ; les actes de son martyre sont là : les éloquents témoins de Dieu s’élèveroient contre la muse qui oseroit changer un seul mot à l’histoire de la religion et du malheur.

D’après ces considérations, je n’avois plus qu’une ressource, celle d’inventer mes principaux personnages : il nous reste à voir si dans ce cas j’ai usé de tous les moyens de l’art.